Ville d’Extrême-Orient
J’ai failli manquer l’arrivée à Singapour. C’est la faute d’une jeune Hollandaise que nous avions à bord, d’une mariée par procuration. Peintre à ses heures, musicienne, journaliste, romancière, cette grande fille rose et blonde, dont la tête semblait toujours avoir crevé plusieurs nuages de dentelles pour émerger à la lumière, venait rejoindre un ancien camarade d’enfance qu’elle n’avait pas revu depuis six ou sept ans et qui depuis un mois se trouvait être son mari. Le charme romanesque de notre voyageuse nous avait divertis des longueurs de la traversée. Elle affectait un esprit positif et fort dégagé des anciennes chimères ; mais les nouvelles l’obsédaient au point qu’elles l’eussent gâtée, si seulement ses yeux avaient été moins limpides et le sourire moins frais sur sa lèvre au sang vif. Quand, du haut de ses théories féministes, elle nous parlait du mariage en demi-connaissance de cause, nous craignions qu’elle ne désirât venger sur son mari futur toutes les femmes outragées depuis des siècles par l’égoïsme de l’homme. Elle entrait dans l’hyménée la balance des droits à la main et la menace du divorce à la bouche. À mesure que les jours s’éteignaient sur la mer, l’image de ce mari quelle venait d’épouser et que sa mémoire ne distinguait plus très nettement inquiétait ses mâles hardiesses. Mais elle se promettait bien de ne point imiter ces folles ingénues que la confiance jette au cou de l’ennemi. Et voici que nous longions la verte Sumatra. Le soleil se levait, et l’archipel où le navire s’engage au sortir du détroit de Malacca éclatait d’une ivresse printanière sur les chaudes et lourdes vagues de la mer des Indes. Ce ne fut que plus tard qu’il me souvint des bois sombres dont les cimes bleuissaient à l’horizon ; des villages étincelant sous les hautes herbes ; des cabanes à pilotis qui se miraient, parmi les chevelures des arbres, sur l’eau bleue des baies en fleurs ; des villas où l’aurore, de toutes les fenêtres, souriait dans l’éventail des larges palmes. Je n’avais d’yeux que pour l’étrange fille qui se penchait à l’avant du navire, et dont les dentelles éparses faisaient comme un nid de colombes prêt à s’envoler. Autour de nous glissaient des jonques ventrues, des sampans où grimaçaient d’affreux masques humains, des pirogues et des flottilles de Chinois et de Malais camards. Tout à coup, je la vis agiter ses bras nus et roses de soleil. Sur le quai, devant un grouillement de gestes sombres et d’éclatantes guenilles, un homme en blanc l’avait, lui aussi, reconnue et, la tête découverte, le casque de liège entre les doigts, s’avançait jusqu’au bord même des flots. Ils n’apercevaient encore que leurs silhouettes qui se détachaient avec précision dans le feu clair et subtil du matin. Mais elle devançait de toute son âme la marche ralentie du vaisseau, et ses théories, ses raisonnemens, sa prudence, ses craintes, ses principes catégoriques s’évanouissaient en baisers qu’elle envoyait à pleines mains par-dessus le bastingage. « C’est lui ! Oh, cher, cher ! » Et, songeant qu’il était là, nu-tête, oublieux par amour d’elle du soleil tropical, elle lui cria, avant même qu’il pût entendre sa voix, et d’un ton où se retrouvait toute sa volonté de femme et d’égale : « Couvre-toi, mais couvre-toi donc ! » Et ces baisers, ce rire aux yeux humides, cette allégresse passionnée, ce navire entrant au port avec l’amour à sa proue, et la ville lumineuse couronnée d’une végétation moins grandiose qu’à Ceylan, mais plus hospitalière, où la fraîcheur des teintes matinales donne aux bois sauvages une innocence de vergers mystérieux, et la mer sillonnée de voiles rouges et de bateaux fantasques, c’est là, en vérité, tout ce que j’ai retenu de l’arrivée à Singapour et la plus douce impression que j’en remporte ce soir aux premières étoiles.
J’étais encore trop plein des merveilles de Colombo pour m’étonner du nouveau pays où je pénétrais. Le souvenir de ce que j’avais quitté me saisit sur la route même qui conduit à la ville, une route empourprée, verdoyante, marécageuse, bordée de hameaux pareils aux villages cynghalais. Le quartier européen n’a d’extraordinaire que la grandeur massive de ses banques. La toute-puissance de l’argent s’affirme en ces palais sculptés et brûlans dont le seuil est hanté de tous les peuples de l’univers. Des temples protestans, dont la maigre et sèche architecture se dresse. avec mauvaise grâce sous un ciel de cobalt, des hôtels entourés de jardins, de grandes villas derrière des grilles et dans l’ombre dorée des massifs, partout des lawn-tennis : vous avez là, comme à Colombo, l’image de la vie anglaise avec sa religion rigoriste, ses sports et ses larges appétits de bien-être. Ajoutez un musée, où les bêtes empaillées, serpens, tigres, panthères, éléphans nains, produisent un effet lamentable au milieu des salles ensoleillées, à deux pas de leurs anciennes forêts natales, et un Jardin Botanique qui domine la ville et vaudrait peut-être les Peradenya de Kandy, si les arbres y répandaient de l’ombre. J’en garde un souvenir d’ardente solitude, de pelouses splendidement tristes, de vastes allées tournantes et de minces palmiers aux fûts rouges. Nous y avons visité une serre d’orchidées. Les fleurs, dont le soleil exaspérait les peintures, s’animaient d’une vie méchante et dardaient un éclat que je ne leur connaissais pas. Plus loin, une odeur de ménagerie me fit un instant espérer que je verrais dans leurs cages, mais tout chauds encore de leurs repaires, les narines béant aux effluves de leur patrie, ces animaux dont nos jardins zoologiques et nos baraques foraines ne nous exhibent que les frères abâtardis. Quelques singes pelés, un aigle, des échassiers et deux pythons monstrueux endormis sur de la vase, et que le bout de nos cannes à travers leurs barreaux ne parvint pas à réveiller, représentaient toute la faune de ces îles vénéneuses et rugissantes.
Mais l’intérêt de Singapour n’est ni dans ses jardins, ni dans ses édifices, ni même dans son port où se croisent les nefs les plus étranges du monde. Cette petite île, que le sultan de Djohore a vendue aux Anglais et dont ils ont fait le Gibraltar de l’Extrême-Orient, offre le spectacle imprévu d’une colonie chinoise. Le quartier des banques et des hôtels, les églises, le Palais de Justice, le Club de tempérance, tout ce qui porte la marque européenne est cerné de rues aux toits découpés en forme de carènes et de maisons bleues où se balancent des inscriptions d’or. Non seulement la Chine déborde sur les routes et dans les carrefours, mais ses morts assiègent les villas isolées ; les cimetières ont envahi les sous-bois et les vertes éminences. Des tombes qui ressemblent de loin à des bornes-fontaines et qui luisent comme des faïences, de jolies tombes aux cippes bas et arrondis s’étagent parmi l’herbe des talus, ou, frappées du soleil, scintillent dans les champs incultes. Que les divers peuples de l’Asie se rencontrent à Singapour et y forment une plèbe aussi bariolée que les foules grouillant dans la pénombre réaliste des Mille et une Nuits, leurs flots épars se mêlent sans se confondre, et le Chinois n’en est point submergé. Les Malais aux mâchoires saillantes, somnolens et vindicatifs, bons cochers, mais qui, chassés par leur maître, reviennent la nuit couper le jarret des chevaux ; les Hindous de Pondichéry établis d’ordinaire en qualité de blanchisseurs ; les Siamois, faces de squelettes plaquées de peau jaunâtre ; les Bengalais ceints de robes multicolores ; les Arabes toujours graves comme s’ils se sentaient personnellement responsables de la beauté de leur race ; les Javanais, les nègres et les juifs, tous semblent à la merci du Chinois qu’ils paient ou qui les paie, qu’ils dirigent ou qui les commande. On vit par lui et pour lui. Il charge la houille à bord des navires et s’y embarque en caravanes ; il traîne les djinrikishas et s’étale sur le coussin des landaus ; il est l’esclave indispensable et le maître irrésistible, l’exploiteur et l’exploité. Il ne permet pas qu’on touche à ses traditions ni à sa crasse héréditaire : ses coolies ont failli se mettre en grève parce qu’on voulait les obliger à des soins d’hygiène et de propreté. Il pullule au point de fatiguer la mort.
Les Anglais s’effacent, lui cèdent le devant de la scène, jouent à la balle dans l’arrière-décor, et même, aux jeux hippiques, se font battre par lui. On me disait que récemment, sur dix courses, les Chinois en avaient gagné sept. L’Allemand flatte ces marchands admirables qui vendent avec sérénité tout ce qu’invente la pire contrefaçon. Ils tiennent d’ignobles boutiques et de riches bazars et ne harcèlent pas le voyageur. Ils l’attendent sans impatience, l’accueillent sans empressement, le dépouillent sans hâte, sûrs de l’avenir et ménagers de leurs efforts. D’ailleurs l’étranger leur répugne. A son contact, leur face de lune morne ou béate sue le mépris. On le sent jusque dans leur politesse : ils s’y ménagent toujours quelque moyen détourné, puéril et raffiné, de nous humilier à leurs yeux, et, sans que leur intérêt en souffre, de satisfaire mystérieusement leur vanité. Je ne connais que le peuple anglais qui nous frappe dès l’abord d’une telle impression d’orgueil et de confiance en soi. Les étoffes dont ils s’affublent, leurs pantoufles aux épaisses semelles, leur longue tresse flottante, exagèrent encore l’importance de leur personne. Des femmes de basse classe, les seules que l’on rencontre dans les rues, vêtues d’un pantalon et d’une blouse noire, si lustrés que le soleil leur donne un humide éclat, se promènent les mains sur les hanches, le ventre en avant, avec une omnipotence de matrones. De gros marchands en robe de soie circulent d’un pas rapide, l’éventail entre les doigts, la tête haute, le front soucieux, les narines ouvertes comme des chiens à l’affût. Et que de types divers, depuis la laideur bestiale des mufles écrasés jusqu’au pâle ovale des dédaigneux adolescens ! Toutes les femmes que j’ai vues étaient laides ou hideuses : mais les hommes, surtout les jeunes hommes, ont souvent une grâce indolente et sur leurs lèvres, plus mobiles que leurs yeux, l’expression d’un scepticisme hautain. Ils cheminent, la tête légèrement inclinée, les bras perdus dans leurs manches de pierrots. Ce qui se passe autour d’eux ne leur tire pas un regard. Je pense qu’ils méprisent les autres Asiatiques presque autant qu’ils font des Européens.
Les rues et les boutiques regorgent d’une foule affairée : peu de mendians, très peu de misère apparente, et une faible rumeur. Par les fenêtres des maisons chinoises, dont l’étage supérieur avance et repose sur des piliers de bois peint, on découvre des intérieurs somptueux, des ameublemens massifs et dorés. Le long des routes défilent des charrettes traînées par de grands zébus, chargées de bois couleur de sang ; des malabars, ces espèces de carrioles à persiennes attelées de petits chevaux ; des djinrikishas à deux places où un pauvre hère, coiffé d’un chapeau pointu, voiture de son trot résigné un couple de Chinois taciturnes.
Le soleil couchant nous surprit assez loin du port, dans un quartier plus tranquille. Des groupes de Malais se dirigeaient du côté de leurs mosquées. Nous franchîmes le seuil d’une cour où grimaçait un temple hindou. On y jouait aux cartes devant des tètes monstrueuses de Siva, des têtes écarlates, aux prunelles de charbon, et dont les crocs blancs se recourbaient comme des cornes de bélier. Sous un hangar, les hippogriffes de deux chars carnavalesques déployaient leurs grandes ailes peintes. Le portail d’entrée, surmonté de plusieurs étages d’ornementations, était tendu d’une toile rouge où je lus en lettres noires : Dieu sauve l’Impératrice des Indes !
Je comprendrais que cette inscription fût sincère, et je comprendrais aussi que les Chinois fissent brûler des baguettes d’encens devant la tablette de la reine Victoria. Cette île de Singapour n’a pas été conquise dans le sang : c’est une colonie privilégiée. Les Anglais l’ont payée en livres sterling. Ils en ont desséché les marécages et défriché les forêts, et ceux qui acceptent de vivre sous leurs lois jouissent en hommes libres de la sécurité du lendemain. Les émigrans de l’Inde y trouvent un magistrat chargé de leurs intérêts ; les Malais, des maîtres plus équitables que leur sultan ; les Chinois, des mandarins indulgens qui les laissent s’enrichir. Il se pourrait que ces peuples expatriés, naturellement paresseux et picoreurs, y apprissent la nécessité du travail et l’utilité de la bonne foi ; mais, à en croire les gens qui les connaissent, je ne pense pas qu’on leur enseigne jamais l’honnêteté des mœurs. Si la colonie européenne de Singapour, composée d’Anglais, d’Allemands, de Suisses, de Hollandais et de soixante-dix Français, presque tous invisibles, sauf le soir quand ils promènent leurs équipages devant le grand hôtel de l’Europe, si cette colonie se comporte en général avec décence et correction, les paquebots des mers orientales entretiennent chez nos frères jaunes le désir de plaire aux vices du monde entier ; et les petites Japonaises descendent jusqu’ici pour saluer à leur manière les voyageurs qui vont entrer dans l’Empire du Soleil Levant.
Hong-Kong, novembre-décembre 1897.
Hong-Kong, l’œuvre la plus extraordinaire de la conquête européenne dans l’Extrême-Orient. Voici trois semaines que j’y ai débarqué et mon étonnement grandit chaque jour en admiration. Les Anglais ont pris, à quelques brasses de la terre chinoise, une petite île escarpée, rocheuse, âpre, nue, et, en moins d’un demi-siècle, ils en ont fait surgir un impérissable enchantement. C’est une forteresse braquée sur l’avenir et une cité des contes arabes, le premier port de l’univers après New-York, et, pour emprunter une image aux Anglais eux-mêmes, le fermoir éclatant et mystérieux de la chaîne d’or qui enserre le monde. Devant la presqu’île de Kowlong, dont les déchiquetures et les contreforts semblent enclore la rade, séparés de la mer par une barrière populeuse de clubs, de banques, d’officines, de consulats, et par une longue rue où s’écoulent toutes les races humaines, ses édifices surmontés de palais, ses palais hérissés de jardins tropicaux, ses jardins dont le sombre épanouissement supporte des villas et des vasques de fleurs, frappent les yeux de l’étonnant miracle d’une ville en espalier sur un rempart de schiste.
Cottages, hôtels, hôpitaux ou casernes, les promontoires sont crénelés de résidences aériennes et les flots de sa baie propagent des grondemens d’usine. La Chine loqueteuse foisonne le long des quais avec ses rameurs de sampans, ses traîneurs de voitures, ses porteurs de palanquins, ses crocheteurs, le bambou sur l’épaule, ses coolies à la tresse tordue en chignon ou ramenée en couronne, et ses lazzaroni dormant, comme des chats, aux saillies des fenêtres ou au rebord des terrasses. La grande rue parallèle à la mer voit passer sous ses arcades l’Europe, l’Amérique et l’Asie : des Japonais étriqués dans leur redingote ; de hauts cipayes hindous dont le turban rouge ou noir ombrage de son ample architecture la fierté musulmane et la beauté nocturne ; des Philippins qu’un dieu fantasque de la Malaisie a pétris dans de la glaise chinoise ; des métis portugais aux figures de cabotins ; des Parsis en longue veste noire, coiffés d’un shako sans visière, sémites de toute l’énergie de leur visage, marchands de soie, marchands de perle, contrebandiers à l’occasion, mais réputés probes, et qui, privés à leur mort des grands vautours de Bombay, se font enterrer sur la crête d’une colline, la face tournée vers les portes du jour. Cette foule hétéroclite, renforcée de Slaves, de Germains, d’Anglo-Saxons, alimentée par tous ses confluens chinois, roule entre les digues somptueuses de la Queen’s Road ses violens contrastes et ses rumeurs de Babel. Et, au-dessus des têtes colorées, des turbans et des chapeaux pointus, des loques pouilleuses et des tuniques d’arc-en-ciel, les blondes Anglaises, l’éventail d’une main, le parasol de l’autre, doucement balancées dans leur chaise de bambou, défilent, au pas large et rythmé des porteurs chinois en livrée de flanelle blanche, comme les icônes royales et les poupées divines de ces cortèges de peuples.
Point de conflit entre ces hommes venus des quatre points cardinaux et qui n’ont ni la même foi ni la même langue. Ils se haïssent, se craignent, se méprisent ou s’ignorent, mais l’intérêt, plus fort que les préjugés et les rancunes, les maintient en équilibre sur la pente de leurs instincts. Ils se sentent dominés par une loi d’ordre et d’harmonie, supérieure à leurs caprices individuels et qui les protège contre eux-mêmes. Les corporations chinoises se meuvent à l’aise sous le pavillon britannique. Au pied de cet amphithéâtre d’où l’Anglais surveille l’ombre des nuages européens sur la face de l’Asie, le commerce chinois trouve ce dont il a besoin pour prospérer, des juges équitables et des canons. Je n’ai jamais aspiré une plus âpre odeur de liberté sociale que dans ce port franc, à la gueule invisible des mitrailleuses.
Et quels spectacles ! Quelle activité ! Voici l’Europe et ses grands magasins : les librairies, à côté de romans français, étalent des ouvrages anglais et allemands sur le bouddhisme, le confucianisme, le passé, le présent et l’avenir du monde oriental. La fantaisie chinoise irradie dans l’or et la porcelaine des boutiques de curiosités ; les bazars qui ont achevé leur toilette de Christmas répandent sur les trottoirs la senteur de copeaux des bergeries de Nuremberg mêlée au parfum des boîtes exotiques. Le sous-sol des Halles, où s’agite une plèbe confuse, aux lueurs des lampes vacillantes, ronfle comme une œuvre souterraine. Et voilà maintenant la Chine, une Chine relativement propre, toute en maisons à galeries, pleine de tintemens argentins et de visions d’or. Les changeurs, le nez chaussé d’énormes lunettes, qui donnent à leur face replète et ronde des yeux de chats-huans, penchés au bout d’un comptoir où s’empilent des chapelets de sapèques, font sonner et se culbuter d’un doigt prestigieux les piastres, les jolies piastres. Les caractères fantastiques se poursuivent sur les enseignes comme des diables fous. Les intérieurs de boutiques ressemblent à des décors d’opéra, avec leurs escaliers de bronze, leurs frises et leurs portans découpés, ajourés, dorés et sculptés de feuillages et d’oiseaux. Les pharmacies sont des rêves d’alchimistes qui dans un sommeil enivré reverraient flamboyer leur laboratoire. Et porte à porte, le chaudronnier bat la tôle, le vannier tresse le bambou, le rôtisseur vide ses poulets, le marchand de cierges empaquette ses bâtons d’encens, l’imprimeur grave ses planches, les cardeurs de coton tirent des sons rauques et sourds de la harpe monocorde sur laquelle ils cardent. Les rues, pavoisées d’inscriptions et de bannières, de lanternes et de poissons secs, où s’ouvrent çà et là des bars américains et des pensions de matelots chinois, charrient d’un flux rapide la vie et la mort. Ce sont des enterremens invraisemblables, au bruit des fifres et des cymbales : le cercueil, en forme de tronc d’arbre, déposé le long du trottoir ; des enfans vêtus de blanc agenouillés ou prosternés tout autour ; un concert de pleureuses, des porteurs de lanternes, de châsses et de victuailles funèbres ; une cérémonie qui commence au milieu du va-et-vient de la populace ; et, brusquement, croque-morts, châsses, lanternes, pleureuses, et le cercueil, et les porcs rôtis, tout cela s’enfuit au galop et disparaît en un clin d’œil. Et ce sont des mariages pareils à des enterremens, et des processions, mi-bouffonnes, mi-religieuses, où l’on promène des filles peintes et des enfans hiératiques. Les Chinois eux-mêmes n’en savent plus l’origine, mais ils les aiment parce qu’elles excitent leurs nerfs.
A mesure que vous gravissez les pentes de la montagne, le fracas s’apaise. Vous entrez dans la zone des écoles et des temples, des demeures tranquilles et des terrasses en fleurs. Quartier de Los Remedios, où vivent les Portugais et les proscrits de Manille, jardins de palmiers et de cactus qui semblent jaillir de la pierre, et dont la richesse revêt le silence d’alentour d’une beauté chaude et sombre, escaliers de villas dans les pins et les figuiers, remparts de forteresse, c’est au lever du soleil et au déclin du jour qu’il faut les voir et contempler la sérénité de ce magnifique labeur. Montez encore : une route conduit au sommet de la montagne, la route de l’aqueduc qui suit l’ondulation des crêtes, et se prolonge pendant près de deux lieues jusqu’au grand réservoir. Vous avez, à votre gauche et sous vos pieds, la ville, la baie où les vaisseaux sont comme des mouches prises au piège, les noirs entrepôts de Kowlong, et, derrière, la blanche mosquée des troupes musulmanes ; à votre droite, des paysages solitaires, des pentes douces, des vallons rougis par l’automne, des carrières de granit où les Chinois travaillent, et des havres de pêcheurs. Autour de vous, le bruit des sources captées et des eaux bouillonnantes. Partout, l’image d’un ordre souverain qui ne néglige aucun détail et fait d’un chemin de montagne une route hospitalière ; partout, la marque d’une grandeur consciente et respectueuse d’elle-même, mesurée dans ses efforts et fondant sur l’avenir. Entouré de cimes vertes et pierreuses, au-dessus d’une vallée qui s’écroule en ravin, le gigantesque réservoir découvre ses profondeurs d’émeraude et sa splendeur romaine. Devant cette face d’orgueil et de sécurité, dont les nuages du ciel ne troublent pas la transparence, je ne sais quelle mélancolie m’a serré le cœur.
La ville escaladera bientôt les hauteurs et viendra boire elle-même à la coupe éblouissante. Elle a déjà conquis le rivage et presque atteint, par des chemins ombragés, le vallon qu’elle avait choisi pour le repos de ses morts. On leur a fait un cimetière joyeux, plus beau qu’un jardin public. Bosquets, corbeilles de fleurs, pelouses, rocailles et jets d’eau, tout a été mis en œuvre afin d’embellir leur suprême villégiature ; et, si le goût des sports vit encore dans les tombes anglaises, les défunts peuvent entendre de leurs boulingrins funèbres les galops du champ de course.
A la tombée du jour, les Anglais des officines regagnent leurs hauts quartiers, portés par des coolies chinois dont les enjambées régulières impriment des flexions cadencées aux palanquins. On les voit défiler sur les rampes de pierre, laissant pendre leurs pieds hors des brancards, et, la tête renversée, fumant à petites bouffées leur pipe de bruyère. Les Chinois, toujours prudens, allument devant leur porte des baguettes d’encens pour conjurer les esprits matins. Les marchands ambulans établissent au coin des rues leurs étalages d’oranges pelées et leurs fourneaux à friture. Les fleuristes tapissent les dalles des raidillons luisans de couronnes et de guirlandes parfumées. Dans les boutiques chinoises, on mange le riz du soir, employés et patrons, autour d’une même table, tandis que des sons de flûtes et de guitares s’éveillent çà et là derrière les volets de maisons équivoques. Si la débauche ne s’affiche nulle part, sauf à certaines vérandas illuminées où des Européennes, au centre de la ville, trônent en robes légères sous un cordon de lanternes, on la sent un peu partout. On la sent dans les ruelles désertes que traversent parfois des Chinoises ou des Japonaises plus maquillées que des idoles. Elle dépêche sous les arcades de timides pourvoyeurs, des enfans chinois qui baragouinent quelques mots d’anglais. Moins audacieuse qu’ailleurs, elle est plus hypocrite, partant plus redoutable.
Mais Hong-Kong a des nuits merveilleuses. Que de fois n’ai-je point erré à travers ses jardins suspendus, rigides dans la paix de l’ombre ! Il me semblait qu’un incomparable magicien dressait et déroulait sous mes pas des allées irréelles, et que leurs massifs, d’une immobilité marmoréenne, dont la nuit embaumait les cimes comme d’un parfum tombé des étoiles, s’évanouiraient avec les formes de palais et de remparts, dès que l’aube éveillerait la pâle écume des mers. Et je descendais la pente de ces prestiges, jusqu’au moment où les cris rauques de Chinois surgissant et me barrant la route me tiraient de mon charme. C’étaient des porteurs de chaises qui m’offraient leurs services et qui, sur mon refus, retournaient s’accroupir entre leurs brancards.
Telle est cette ville. Je ne crois pas que l’énergie d’une race, tendue par une volonté supérieure, dirigée par une intelligence pratique, se soit jamais plus profondément imprimée que sur les rocs de Hong-Kong. Les serres tenaces ont pris racine dans leur proie. Cependant, si chaque jour vous conquiert davantage à cette œuvre étonnante, vous ne tardez pas à, soupçonner, chez le peuple dont elle marque l’apogée, je ne dis pas quelques symptômes avant-coureurs du déclin, mais la crainte que son triomphe ne soit menacé. Il ne me paraît pas que la concurrence chinoise établie sur la côte d’en face le préoccupe beaucoup. Toute son inquiétude, qui n’est pas seulement une inquiétude commerciale, lui vient de ces Allemands à tête carrée, économes, patiens, infatigables, habiles à exploiter les colonies des autres et que, depuis vingt ans, il rencontre à chaque pas dans son trop petit univers. Hong-Kong les a remis en présence. Le même spectacle que m’offrirent les côtes salitraires de l’Amérique du Sud, je l’ai retrouvé sur le théâtre de l’Extrême-Orient. Plus de la moitié du commerce de Hong-Kong est aux mains de la colonie allemande. Elle amasse, thésaurise, s’élargit, refoule l’Anglais, sans heurt, insensiblement. Le voyageur ne s’en rend compte que par l’animosité que le nom seul de l’Allemagne inspire aux colons d’Angleterre ; mais l’antagonisme des deux peuples éclate dans leur vie quotidienne. L’Anglais hautain, jouisseur flegmatique, guindé même après boire, comme si son ivresse, sa fréquente ivresse, obéissait encore à une consigne impérative, organisateur admirable et travailleur médiocre, — chez qui la paresse a revêtu la forme élégante des sports, — l’Anglais de Hong-Kong boit ferme, joue au polo, entretient généralement une maîtresse chinoise ou une métisse, fréquente assez souvent chez les « Américaines, » dépense beaucoup et dirige les affaires de haut. J’ai été surpris de voir comme il se donnait peu de mal et de quel vide ses journées étaient remplies. La société se morcelle en coteries provinciales. Les fonctionnaires méprisent les marchands ; les industriels ne fraient pas avec les fonctionnaires. Et ces banales mesquineries ne vaudraient pas la peine d’être notées, si la morgue insupportable, qui en rehausse la petitesse, ne les faisait paraître encore plus mesquines dans ce décor grandiose et resserré de la puissance britannique. Au contraire, la colonie allemande, d’ailleurs moins hétérogène, se soutient, forme une famille compacte, travaille assidûment, jouit peu. L’Allemand possède la faculté qui manque à l’Anglais, comme au Français, hélas ! d’adapter ses productions aux besoins de chaque pays. C’est à l’industrie allemande que le Chinois s’adresse de préférence ; c’est le génie allemand qui accapare de jour en jour les grands marchés du monde. « Avant cinquante ans, me disait un jeune commerçant de Hambourg, dont la jeunesse se flattait peut-être, Hong-Kong sera de fait une colonie allemande. Nous aurons l’argent et la terre. » — «Et l’eau ? » lui demandai-je. Il me répondit par un verset de la Bible et par le mot de Shakspeare. Dans cette ville de Hong-Kong, si riche en contrastes, celui des deux clubs ne m’a pas le moins intéressé : l’un, le club anglais, s’élève en face de la mer, d’un seul jet, indépendant, superbe, embrasé dès l’aurore, plein de figures arrogantes ; l’autre, le club allemand, à l’intérieur de la ville, dans une rue montante, trapu, massif, appuie sur le roc ses arcades plus lourdes que les arches d’un pont. Les gens qui en sortent ont l’air très simple, mais solides et réfléchis, et j’en ai vu qui faisaient de grandes politesses aux Chinois.
Il y a bien une demi-douzaine de commerçans français à Hong-Kong. Ne nous plaignons pas : sans parler de notre consul qui est fort aimable, nous y sommes représentés par des hommes dont l’influence durera peut-être plus longtemps que ces palais de granit. Les Missions Etrangères y ont établi leur procure, leur imprimerie et leur hôpital. La procure est en ville ; l’hôpital et l’imprimerie, sur l’autre penchant de la montagne.
Un matin, j’ai pris le funiculaire du Peach. Il monte à une altitude de sept cents mètres dans les pins et les bambous, et vous transporte, le temps d’un vertige, au milieu d’hôtels somptueux dont les péristyles commandent l’immensité. L’humide aurore étendait, devant le perron des villas, sur les pelouses rectangulaires des lawn-tennis, un miroir vaporeux de petits lacs aériens. Des Chinois, leurs paniers en balance, cheminaient le long des sentiers abrupts, entre des haies d’arbrisseaux verdoyans ; et la route du Sanatorium coupait le versant solitaire d’une tranchée grise et rose. C’était la première fois, depuis mon départ de France, que je pouvais marcher librement nu soleil, affranchi des chaleurs équatoriales, le visage caressé d’un vent frais. Tout avait pour mes yeux un charme familier : les buissons qui bordaient la route, et l’écume gazouillante d’un ruisseau qui dévalait des hauteurs. Je franchis un pont, je longeai un réservoir limpide, au delà duquel les chaumes d’un village chinois se pressaient comme un troupeau minable, et j’aperçus deux grandes maisons blanches surmontées de clochetons et de croix.
Quand on m’introduisit dans la bibliothèque où se trouvaient les Pères, je me vis entouré d’un cercle d’apôtres barbus, blanchis au service de Dieu, et qui, sortant de déjeuner, fumaient paisiblement leur pipe. Ils me firent visiter leur imprimerie dont ils sont à la fois les protes et les fournisseurs et dont ils fondent eux-mêmes les caractères chinois, annamites et thibétains. C’est de là que partent sur la rose des vents les mots d’amour et les douces paraboles de l’Évangile. Certes, à les entendre rire et plaisanter, on n’eût point dit que ces hommes avaient mené l’existence la plus dure, consommé de merveilleux sacrifices, risqué la torture et la mort. Et cependant ils venaient de tous les coins de l’Asie où il plut à Dieu d’éprouver ses serviteurs. L’un avait piétiné trente ans sur la route illusoire de Lhassa ; l’autre avait vécu des éternités de solitude au centre de la Chine ; celui-ci, tanné par le soleil de l’Inde, avait traversé des routes rouges de feu ; celui-là descendait de la Mandchourie glacée ; d’autres avaient parcouru le Cambodge et le Tonkin. Leurs soutanes usées blanchissaient aux coutures. Ils avaient marché de l’aube jusqu’à la nuit, foulé les plus anciennes ruines du genre humain, reconnu sous ses masques divers l’immuable détresse du vieil Adam, pesé la poussière de ces idoles où des millions d’âmes sans amour adorent leur épouvante, et ils se retrouvaient, au déclin de la vie, gais et simples, frais encore, toujours vaillans avec sérénité. ils me dirent en riant : « Allons voir notre cimetière. » C’est ainsi qu’ils appellent leur Sanatorium. Mgr Ozouf, actuellement archevêque de Tokio, du temps qu’il était procureur à Hong-Kong, y fit sculpter une chapelle d’après des modèles gothiques de la Sainte-Chapelle. Ceux que la fièvre, la dysenterie, les maladies de foie, la mort prochaine arrachent à leur mission, peuvent, au seuil même de la tombe, prier dans un oratoire, où des Chinois païens et fumeurs d’opium ont réalisé des copies exquises du plus pur joyau de leur foi natale. Ils peuvent aussi, tous les quinze jours, apercevoir, à travers les jardins touffus qui plongent sur la grève, le pavillon français des Messageries Maritimes.
Nous nous entretînmes des Chinois et des misères de l’apostolat, non point de ses misères matérielles qui sont peu de chose, ni de ses périls qui ne sont rien, mais de l’énergie quotidienne qu’il réclame, des perpétuels et menus sacrifices qu’il impose, des déceptions qu’il engendre, de l’habitude souvent douloureuse, où il contraint les âmes, de n’attendre que d’elles seules des encouragemens et des conseils. Et comme je leur demandais si l’enthousiasme conquérant des jeunes missionnaires ne leur ménageait pas de cruelles désillusions, l’un d’eux me répondit : « L’enthousiasme ? On en a besoin pour partir. Une fois arrivé, on en a encore besoin pendant les premiers mois. Puis il tombe, et ce n’est plus qu’une affaire de volonté. »
Je n’ai pas voulu quitter Hong-Kong sans visiter l’orphelinat de la Sainte-Enfance. J’ai passé bien souvent devant des orphelinats ; il ne me vint jamais à l’esprit que leur organisation pût m’intéresser : je n’étais pas en Chine. Je me rappelle aussi qu’on s’égayait jadis du rachat des petits Chinois menacés par d’affreux groins. A dire vrai, je crois que les petits Chinois mangent de l’ogre plus souvent qu’ils n’en sont mangés. Mais cette œuvre me semble aujourd’hui la plus douce, la plus humaine et la plus belle des œuvres, puisqu’elle m’a permis de respirer, sur ce coin de terre britannique, au milieu d’un extraordinaire concours de peuples, l’âme pitoyable et maternelle du pays de France. Dans ces rochers splendides où l’Anglais braque ses canons, où l’Allemand cale ses coffres-forts, où l’Asie apprend chaque jour le pouvoir du chèque et de la force brutale, il ne me déplaît pas que la France étende le manteau de saint Vincent de Paule. Et puis cette maison, à demi bâtie sur un terrain que la mer a dû lâcher, est baignée de quiétude et de lumière. J’étais guidé dans ma visite par une sœur d’Alsace, une charmante femme : un séjour de dix ans à Hong-Kong avait fané ses couleurs et amaigri son visage ; mais ses yeux rayonnaient d’une imperturbable jeunesse, et sa grâce s’alliait le mieux du monde avec ses allures viriles, presque militaires, qui la relevaient tout simplement de franchise et de loyauté.
L’orphelinat se compose d’un « tour » où les parens chinois apportent leurs enfans quand il les croient perdus, d’un ouvroir où travaillent ceux qu’on a pu sauver, d’un asile de vieilles femmes et d’un pensionnat que fréquentent des Portugaises, des métisses et même des filles de Chinois enrichis. Nous avons parcouru d’abord l’infirmerie. De minuscules créatures agonisaient dans leurs couchettes blanches. Je n’avais point idée qu’il pût se produire de pareilles larves humaines. Leur tête trop grosse pour leur corps, leur tête de pavot où le nez formait un creux et dont la ligne des yeux se dessinait à peine, penchait le long d’une tige décharnée. « Tenez, me dit la sœur, en voici un qui va mourir. C’est un garçon. Tous les garçons qu’on nous remet sont condamnés. Les Chinois n’hésitent guère à se débarrasser de leurs filles, mais donner leur garçon, c’est pour eux une sorte de renoncement à la vie future. Celui-là sera mort avant la nuit. On l’a baptisé. Il est heureux. » — « Les parens viendront-ils chercher son cadavre ? » — « Ils viendront le voir. Nous le leur montrons toujours, car vous savez quelles vilaines légendes nous représentaient aux yeux des Chinois comme des goules et des vampires. Ces pauvres Chinois ont une crédulité d’enfans. Mais ils ont bien fini par reconnaître que nous n’étions pas si terribles. »
Nous avions traversé une cour plantée de verts arbustes où séchaient au soleil des milliers de linges blancs pareils à des banderoles de navire, et je pénétrai dans une grande salle tapissée de nattes. Tous les bébés sauvés de la mort y grouillaient sur de la lumière blonde. Ils rampaient, trébuchaient, roulaient, se tassaient avec les ondulations d’une petite foule humaine et le silence d’un banc de crabes. J’admirai la propreté des bardes, des mains et des figures. Mais quelles figures ! Vous auriez dit que tous les magots de porcelaine, les poussahs branlans, et les dieux hydrocéphales et les fétiches de pierre se mouvaient dans leurs limbes. La sœur relevait les uns, mouchait les autres, caressait ces petites caricatures de l’humanité. « Ils sont à nous, me disait-elle : ce sont nos enfans. Nous leur avons donné la vie, et voici ce que nous en faisons. »
L’ouvroir où elle m’introduisait était un clair atelier de brodeuses. Des Chinoises, de douze à quatorze ans, quelques-unes plus âgées, assises à leurs métiers, tricotaient de la dentelle et de fines guipures. Leur surveillante, une jeune religieuse d’Auvergne, fraîche rose de montagne, toute droite au milieu d’elles, abaissait sur leur ouvrage ses longs cils de madone. Les pauvres filles avaient des faces plates et cabossées, camardes et grimaçantes, où l’on sentait la race mal dégrossie, le type du bas peuple. Mais elles produisaient une étrange impression d’âmes impénétrables et de douceur murée. Une seule leva la tête et fixa sur nous ses yeux vifs. « Vous la voyez, me dit la sœur ; elle est muette ; et, des bruits du monde, elle n’entend que celui de la grosse caisse et des cuivres, quand passe la musique militaire. Eh bien, rien ne se fait ici qu’elle n’en soit la première informée ; rien ne se dit qu’elle ne le sache ; et soyez sûr qu’elle nous comprend à merveille, n’est-ce pas, ma fille ? » La Chinoise se prit à rire et ses prunelles pétillèrent.
La pièce voisine était réservée aux aveugles. La plus jeune n’a pas sept ans, la plus vieille n’en a pas seize ; leur rangée s’élève graduellement, devant la table de couture, ainsi que les cordes d’une harpe. Je ne regardais pas leurs misérables visages, mais je suivais l’aiguille. Maladroite dans la main de la plus petite, glissant sur le chiffon et lui piquant les doigts, elle se redresse chez sa voisine pour zigzaguer encore, puis s’assouplit, devient plus intelligente en montant de l’une à l’autre, commence à soupçonner la logique de la ligne droite, la découvre, s’y lance au galop du faufilage, s’égare, revient sur sa route, resserre ses points, les précise, les multiplie, et arrive enfin à la pleine conscience où elle n’est plus libre de mal faire. Le miracle s’accomplissait dans un profond silence ; ces petites filles de la nuit éternelle semblaient pétries de gravité sacerdotale.
Tout près de là, une dame de Canton, aux pieds de chèvre, catholique fervente et dévouée, enseignait les caractères chinois, à d’autres orphelines. Je demandai à la sœur si on ne leur apprenait point aussi le français ou l’anglais. « À Dieu ne plaise ! répondit-elle : ce serait leur perdition. Nous refusons de les confier même aux meilleures personnes de la ville. Dès qu’elles sont en âge d’être mariées, nos Pères leur trouvent des maris dans l’intérieur de la Chine, loin des côtes ; et je vous assure qu’ils n’y ont aucune peine, car nos filles sont très recherchées des épouseurs… Maintenant il me reste à vous montrer les vieilles femmes. Les premières d’entre elles sont venues frapper à notre porte, pendant la peste d’il y a cinq ans. Nous les avons recueillies : notre asile était fondé. »
Je montai deux étages et j’entrai dans une chambre où la décrépitude humaine avait groupé ses plus sinistres épouvantails. J’avais ainsi parcouru toutes les étapes de la laideur chinoise depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse. Ces momies animées encore d’on ne sait quel souffle posthume tressaient lentement des cordes de chanvre. Un adolescent chinois rôdait en souriant autour d’elles : « Voilà, me dit la sœur, le seul garçon que nous ayons pu élever : il est idiot ; mais nous sommes accoutumées d’utiliser les moindres parcelles de vie que Dieu nous donne ou commet à notre garde, et c’est lui qui conduit les vieilles aveugles à la messe. Il en est plus fier qu’un Suisse. »
Comme nous descendions, deux enfans se jetèrent dans les bras de la sœur et se suspendirent à sa robe, une fillette et un petit garçon à peu près du même âge, tous deux européens, gentils, bien peignés, coquettement vêtus, de grands yeux clairs et de belles joues roses. « N’est-ce pas qu’ils sont jolis, ces mioches ? » me dit-elle en les couvrant de caresses. Et quand ils se furent éloignés : « Deux abandonnés qui nous sont restés pour compte, deux enfans de l’amour, comme on les nomme, paraît-il ! J’ai connu leurs mères ; j’ai même vu le père du garçon, un Hollandais. Nous les avons élevés : ils sont notre joie et le sourire de la maison… Viens ici, mignonne, tu perds ton ruban. » L’enfant s’approcha. La sœur lui rattacha le nœud de sa chevelure, et, la poussant vers moi : « Embrassez-la, me dit-elle, c’est une petite Française. »
J’ignore combien de temps dura ma visite. Cette aimable femme ne se lassait point de m’instruire. Elle me parla des Chinois, me vanta la solidité de leur attachement, leur esprit de justice et leur probité : « Oui, me disait-elle, nous aimons les Chinois et nous avons de bonnes raisons de croire qu’ils ne nous détestent plus. La veille des fêtes, les marchands nous envoient des volailles et des quartiers de bœufs. Quelques-uns des plus riches nous confient leurs enfans. Mais le peuple lui-même, qui jadis nous insultait dans les rues, commence à comprendre que nous lui voulons du bien, et sa misère jette un œil d’envie sur nos protégées. J’en eus un frappant exemple l’année dernière. Une de nos orphelines s’était échappée. Nous n’avons jamais su pourquoi. Heureusement, on nous avertit qu’elle allait s’embarquer pour Canton, et quand elle arriva au ponton du départ, je l’y attendais. Elle rechignait à me suivre, et nous fûmes bientôt enveloppés de coolies qui, me voyant mettre la main sur une Chinoise, se hérissaient déjà et allongeaient vers moi leurs faces de carême. Dieu m’aidant, je me tournai vers eux et je leur dis : « Voilà une fille que ses parens nous ont apportée mourante, il y a près de quinze ans. Elle a grandi chez nous, elle y mange son comptant matin et soir et tous les jours de l’année. Et elle se sauve aujourd’hui, sans même un remerciement. Est-ce que vous l’approuvez ? » Alors leurs yeux me quittèrent pour se porter sur la fille. Elle avait bonne mine, l’air robuste, des joues pleines et le front luisant. Ils hochèrent la tête, et, pris soudain d’une belle indignation, ils lui crièrent : « Ingrate ! tu es grasse et tu t’en vas ! »
Macao, 10 novembre.
Imaginez, entre deux collines qui s’avancent dans la mer et forment une baie charmante, une ville du midi, une ancienne ville à demi espagnole, dont les toits panachés de verdure s’étagent sur la pente des terrasses, et dont les maisons de couleur chauffent paisiblement leur décrépitude et leurs teintes fanées à la lumière du mois de juin. Le sommeil l’a gagnée ; son port s’enlize, ses murs s’écaillent, ses grilles se rouillent, ses pavés verdissent, ses pignons penchent, comme des têtes chenues fatiguées d’entendre une trop vieille histoire. Une nuit, les Chinois s’en emparent : la formidable et silencieuse fourmilière jaune est descendue en longues théories, et le lendemain la ville se réveille chinoise. Oui, représentez-vous telle cité qui vous plaira, Narbonne ou Nice, Carcassonne ou Tarascon, subitement occupée par les fils du Céleste Empire, et vous aurez l’image de Macao. Je dis subitement, car leur invasion semble dater de la nuit. Ils n’ont point démoli pour reconstruire ; ils n’ont ni débaptisé les rues, ni bouleversé les places. L’habitant dormait : ils l’ont porté dehors et se sont couchés dans son lit tout chaud. On ne saurait rêver de plus pacifique conquête. Je n’ignore point que la terre leur appartenait, mais c’est la manière dont ils l’ont reprise qui tient de la fantasmagorie. Depuis l’an 1557, les braves Portugais édifiaient des églises, des couvens, des forts et des casernes, ouvraient des rues, bâtissaient des demeures seigneuriales, et voici qu’aujourd’hui, sans qu’eux-mêmes ils s’expliquent trop bien comment la chose arriva, le Chinois se met aux fenêtres de leurs palais pour voir passer leurs derniers survivans.
D’ailleurs, si l’envahisseur est innombrable, les envahis se comptent. Je crois que Macao, possession portugaise, s’honore de posséder douze Portugais du Portugal, y compris le gouverneur. Les six cents hommes de troupe viennent de Mozambique et de Goa ; et ses quinze cents citoyens, dont la moitié sont avocats, composent l’espèce de métis la plus bizarre du monde. Le nègre, le Chinois et le Brésilien se battent en eux à qui l’emportera, mais, comme le Macaïste n’aime point la bataille, il trouve moyen de concilier la vantardise brésilienne et le fatalisme chinois dans la paresse du nègre. Sa figure se ressent de ces diverses influences : elle est épaisse et d’une couleur qui hésite entre le jaune et le noir. Dès le matin, vous le rencontrez le long des rues, tiré à quatre épingles, luisant et parfumé, cravate éblouissante et bottines vernies. Il porte sur lui toute sa fortune et toute sa garde-robe occidentale. Le même homme, rentré dans sa demeure nue, avale son riz à la chinoise, et, le bol près des lèvres, s’escrime goulûment avec les bâtonnets. Il vendra, pour ne pas mourir de faim, ses vieux bijoux de famille, ses meubles, sa maison. Les Chinois ont dressé l’autel de leurs ancêtres là où ses pères allumaient des veilleuses à la Vierge, patronne de la ville et des hardis voyages. Mais il a un Sénat, le Leal Senado, dont les plus gros Chinois sont les grands électeurs, un archevêque et un gouverneur qui tour à tour se brouillent et s’embrassent, et trois gazettes qui dénoncent les abus et vengent suffisamment la morale publique. Il a des tribunaux où le moindre procès fait vivre des lignées de Macaïstes sur les sapèques de plusieurs générations de Chinois. S’il ne trafique plus des coolies, s’il ne vend plus ouvertement de chair humaine dans les caves de ses Barracouns, du moins la loterie et le jeu encouragent sa fainéantise d’une infatigable espérance.
L’étrange spectacle ! Dans les pays d’immigrations, il reste parfois des exemplaires vivans de la race autochtone, dernières lueurs de vie voltigeant sur des marécages funèbres. Ils conservent leurs usages, peignent leur agonie des couleurs du passé ; ce sont les Veddhas à Ceylan, les Negritos aux Philippines, les Aïnos au Japon. Les Macaïstes ressemblent à ces familles mourantes. Leur type qui s’éloigne du nôtre sans se fondre dans le type chinois, leurs mœurs qui ne sont ni absolument européennes ni entièrement asiatiques, leurs vagues superstitions du moyen âge, leur dégénérescence et leurs ridicules font de ces « fils du pays » de pauvres êtres obscurs, et comme les personnages d’une comédie burlesque où l’auteur, convaincu du péril jaune, nous eût caricaturés dans l’Occident conquis du XXXe siècle.
Sur le quai, devant le Leal Senado, en plein centre, le Chinois s’évente aux balustres vermoulus des vieux hôtels lusitaniens. De petites femmes bigarrées se penchent du premier étage et suivent des yeux la pacotille allemande d’un colporteur à longue tresse. Les maisons étincellent de bibelots, fourmillent de faces jaunes et de robes bleu ciel ; et ce ne sont pas toujours des visages que les fenêtres encadrent, car le Chinois n’a point horreur du vide et plane souvent d’une manière peu décente sur la tête des passans. Rues antiques, ruelles sanctifiées par de beaux noms. Traverses de la Miséricorde et du Bon Jésus, dalles usées sous les pas des fiers écumeurs, débris d’une cité fabuleuse où les caravelles dégorgeaient leurs sacs d’or et d’où François-Xavier cingla vers le Japon, toutes ces pierres ne sont plus qu’un lit desséché qu’envahit peu à peu le flot intarissable des arlequins éclatans et des haillons noirs. D’abjects villages prolongent la ville, excroissances de misère. L’effrayante pauvreté chinoise, aussi terrible qu’une armée de rats maigres, se colle à tout ce qui s’érige ou chancelle, au berceau des villes comme à leur tombe.
J’ai gravi les escaliers de pierre des ruines de San Paulo. Seule, la façade de la cathédrale se dresse encore. Elle domine la ville, la mer, les archipels et la solitude infinie. Au-dessus du grand portail le temps n’a point encore effacé les mots de Mater Dei et la Madone foule le globe du monde. Ses huit colonnes, ses chapiteaux, ses clochetons, ses sculptures brisées, ses niches vides et béantes comme des fenêtres incendiées, la lumière du ciel qui la traverse de part en part, quelle mélancolie pour l’étranger d’Europe, et faut-il donc qu’il retrouve si loin le fantôme dégradé de son incontestable grandeur ? La Chine qui campe au pied de la sainte terrasse a monté jusqu’aux décombres. Elle y épaule d’informes paillottes ; sa marmaille en a pris possession ; des porcs fouillent de leurs groins la terre jaune qui ensevelit ces restes épars. Je fus obligé de les chasser à coups de pied pour lire sur une pierre angulaire la date de 1602.
Mais dans les quartiers retirés, dans ce qui reste encore aux Macaïstes de leur Macao, la vie provinciale se poursuit avec sa régularité et sa monotonie d’autrefois. L’image d’une ville de rentiers et de bourgeois dévots, de béguines et de marguilliers se lève devant vos pas. Ce sont des rues désertes aux volets clos, de vieilles bornes aux manchons de mousse, des couvens aux cloches fêlées, des croix de pierre sous des arcades de verdure, des niches de saints à l’angle des murailles, des bruits de ferraille dans des serrures récalcitrantes, une clarté printanière sur un joli feuillage, et l’éternel dimanche d’un carême ensoleillé. Les vieilles demoiselles encapuchonnées de mantilles noires, le rosaire à la main, grimpent le long des ruelles, et rasent les murs et disparaissent par de petites portes qui grincent. Des pharmaciens, au seuil de leur boutique, le pouce dans le gousset, arrêtent le client, histoire de causer. Les gens sont bavards et curieux. Un prêtre m’aborda pour me demander d’où je venais, qui j’étais, si je ne voulais pas acheter une maison de campagne à Macao, et finit par me vanter le clergé de la ville et m’exalter sa puissance. Comme je considérais sur le quai une haute maison à trois étages, un bonhomme sortit de chez lui, s’avança vers moi, et, après s’être enquis de ma nationalité et de ma profession, m’expliqua que cette maison appartenait à un Chinois, un vieux pirate millionnaire qui avait trois femmes, une par étage. Et les exploits de ce Chinois eussent été une gloire nationale qu’il ne m’en eût pas informé d’un air plus important et plus satisfait. Ils aiment le rococo et les inscriptions emphatiques. Les frontons de leurs monumens et de leurs églises, badigeonnés en rose ou en vert, sont ornementés de blancs reliefs qui les font ressembler à des architectures de confiseurs. La lyre qui décore la façade du théâtre ne déparerait pas une pièce montée dans un dîner de campagne. Si vous entrez au Sénat, vous y lirez en grosses lettres : « Cité du nom de Dieu, il n’en est point de plus loyale ; » et si, côtoyant le rivage et tournant la colline, par une route semblable à la Corniche de Marseille, vous vous rendez jusqu’à l’antique porte de la ville, la Porta Cerco, petit arc de triomphe dressé sur l’étroite bande de terre qui relie la presqu’île au continent chinois, vous y déchiffrerez cette auguste phrase : « La Patrie vous honore et vous contemple. » O Patrie ! Ils sont en train d’élever une statue à un ancien pirate qui leur acheta un titre de comte. Les Chinois donnant dans le mamamouchisme et la statuomanie, cet intermède manquait à l’histoire de Macao.
Je me suis réfugié, tout en haut de la ville, sous l’ombre pleine d’oiseaux chanteurs d’un jardin rocailleux et charmant, près de la grotte où, dit-on, le Camoens se consolait de son exil et se reposait de ses imprécations en invoquant Jupiter et Vénus. Son petit buste de bronze découvre la baie, l’estuaire de la Rivière des Perles et l’immensité de ces flots dont il connut les tempêtes. Mais ils sont calmes aujourd’hui ; ils portent de pauvres barques au museau pointu et des jonques d’opium. La teinte purpurine qu’ils revêtent le long du rivage se dégrade insensiblement et se perd dans un lointain violet. Les forts scintillent, tourelles blanches et remparts de carton pailletés d’argent ; et Macao décrépite, fardée, tout enguirlandée de rameaux verts, se couche au flanc de la colline avec la coquetterie surannée d’une vieille Occidentale. Le soir elle redevient un peu sorcière ; les souvenirs tintans de sa jeunesse se réveillent aux sons des tripots. Elle tient brelans ouverts et se contente de dévaliser ceux dont jadis elle vendait les corps vivans aux négriers américains. Il faudrait inventer des mots pour exprimer la passion du jeu qui dévore le Chinois. J’ai lu que l’abrutissement de l’opium sauverait les Européens alcoolisés du croquemitaine jaune. L’ivresse du tapis vert le paralyse plus sûrement que celle du narcotique. Si jamais la Chine nous envahit, eh bien, nous nous ferons croupiers et nous vivrons le plus heureusement du monde aux frais de nos envahisseurs. Nous rattraperons ainsi le salaire de nos domestiques et les bénéfices de nos maîtres ; et nous n’aurons pas même leurs cadavres sur la conscience. Le jeu ne « suicide » ni les gentilshommes, ni les bourgeois de la Chine, ni ses prolétaires. Ruinés, ils regagnent aujourd’hui de quoi se ruiner demain. Le Fantan, ce Monte-Carlo de l’Extrême-Orient, ne prête pas son ombre au balancement des pendus.
C’est une assez misérable demeure de la Rua des Jogos. Les djinrikishas s’alignent dans une cour en boyau. On monte un es- calier de bois, jamais balayé, et le salon des jeux éclairé de quinquets et de lanternes rouges n’est pas plus grand qu’une salle d’auberge. Pour tapis vert, une natte graisseuse étendue sur une table ; des croupiers chinois trônent devant un carré dont les angles sont marqués des numéros 1, 2, 3, 4 ; et derrière un grillage, le banquier fume une longue pipe et crache. Au-dessus de nos têtes une galerie à demi obscure, où l’on grimpe par une échelle, fait le tour de la pièce et forme comme un plafond percé d’un trou qui serait de la grandeur de la table. Un panier plein d’enjeux en descend et y remonte, accompagné chaque fois d’une psalmodie traînante. Le jeu est d’une admirable simplicité. Le croupier prend une poignée de sapèques et la recouvre d’un bol renversé, pendant que les pontes misent sur un des quatre premiers nombres : Quand rien ne va plus, il soulève le bol, et de ses bâtonnets, dont il se sert comme une cigogne de son bec, il compte les pièces de monnaie quatre par quatre ; les dernières représentent le nombre gagnant. Le soir où j’y fus, les joueurs affluaient, alléchés par l’exemple d’un coolie de Canton qui l’avant-veille avait gagné vingt-deux mille piastres.
D’amples marchands chinois se carrent devant la table, y déposent leur portefeuille et leur tasse de thé. De maigres hères, dont la tresse est plus mince qu’une queue de rat et la figure plus sèche qu’une feuille morte, entrent sans bruit, jettent leur piastre, la perdent et disparaissent. Les pires coups du sort n’émeuvent pas la placidité de leur face lunaire. Seulement, pendant l’éternité d’angoisse où le croupier dénombre la monnaie fatale, leurs prunelles luisent, et, à mesure que le tas diminue, les plis silencieux de leurs lèvres murmurent le chiffre qu’ils conjurent ou qu’ils désirent. Les Macaïstes jouent aussi, mais avec la névrose européenne. Ils s’agitent, ils tremblent, ils invoquent les saints et le diable, ils sont dans la main du croupier et sous son bol. J’en vis un, tout jeune, figure bistrée, les cheveux plats perlés de sueur, des yeux de bête à la randonnée. Ses mains sous la table fouillaient fébrilement dans une liasse de billets de banque. Chaque fois qu’il poussait sa mise à la lumière, il marmottait une prière et il ébauchait un signe de croix. Quand il fut sur ses fins et forcé, il tira ses mains de l’ombre et les étendit devant lui, comme des choses molles et palpitantes, et il restait là, désemparé, anéanti, au milieu des Chinois impassibles, dans ce bouge dont le fermier, accrédité par le Leal Senado, ancien forban de la côte, en fit tant et tant que, s’il retournait à Canton, la police chinoise le mettrait à la cangue.
Canton, 13 novembre 1897.
Nous habitons depuis trois jours un îlot paisible dans une rivière tumultueuse, à quelques pas du plus effrayant cloaque où l’homme ait jamais logé sa misère. L’îlot, que deux ponts relient à la cité chinoise, ombragé de grands arbres, décoré de jardins et de pelouses, et traversé dans sa longueur par des avenues dont les villas et les hôtels déploient des galeries à colonnades et déroulent de larges perrons, ressemble aux quartiers silencieux et riches de nos villes d’Occident. C’est comme une villégiature suburbaine d’industriels et de manufacturiers. La concession anglaise, où résident moins d’Anglais que d’Allemands, en occupe la plus belle partie. La nôtre est habitée d’une petite colonie de Lyonnais commissionnaires en soieries, aimables, hospitaliers et qui savent unir à la correction britannique la belle humeur de la terre de France. Cette solitaire île de Shamin, au centre même du monde chinois, produit tour à tour l’effet d’une oasis et d’une prison. L’Européen vit dans ses bureaux, au club ou sous sa véranda. Je n’y ai rencontré que de rares Célestes qui se hâtaient vers un rendez-vous d’affaires, des boys qui promenaient le chien de leur maître, quelque vieille servante poussant une voiture de bébé, des Parsis taciturnes qui, du banc de bois où ils goûtaient la fraîcheur du soir, fixaient sur la ville chinoise le feu sombre de leurs prunelles juives. Parfois, derrière la grille d’un jardin, dans le cadre d’une fenêtre, une Européenne apparaît, blonde et pâle, anémiée par le climat, tout l’ennui de l’exil sur les paupières. Il semble que l’on voie s’allonger derrière elle le sillage d’un navire qui, des pays ensoleillés, se perdrait dans la nuit des âges.
Autour de l’île dormante, deux cent mille faces jaunes végètent, se démènent, crient, chantent, dorment, triment, meurent et renaissent, depuis des siècles, à la proue, à la poupe, sous les bâches et dans les cales des jonques pansues et des sampans difformes. Toutes ces embarcations sales, noirâtres, couleur de chaume pourri, avec leurs rideaux en loques, leurs voiles, leurs pavillons et leurs lanternes, font de la rivière et de ses canaux une espèce de chantier mouvant où se seraient organisées les démolitions d’une ville entière. Elles forment des ponts flottans et des lignes de bataille. Leur population d’amphibies a ses mœurs, comme elle a sa langue et sa police. Chaque famille possède son flot. Et parmi les jonques immobiles glissent des boutiques de fruitiers, des échoppes de barbiers, des chapelles de bonzes, des barques de joie et des barques de mort. D’où vient cette populace sans terre que la ville a rejetée sur le fleuve ? De quels parias ou de quels anciens vaincus s’est peu à peu composée cette écume humaine ? Je ne pense pas que le soleil ait jamais éclairé sur un seul point du monde plus de promiscuités répugnantes ni que l’homme civilisé soit jamais descendu plus bas dans l’animalité prolifique. Les enfans dont les haillons sautillent à travers ce fouillis de bois mort sont aussi nombreux que les planches qui les portent. Leurs mères debout, les pieds nus, les jambes écartées, la gaffe à la main, rudes et desséchées, se distinguent à peine des mâles. Le cuir de leurs joues et de leurs bras, les âpres regards qu’elles poussent droit devant elles et leurs cris rauques et leurs attitudes de lutteur qui se fend, et leurs bonds d’une barque à l’autre, les rapprochent de ces mégères barbares qui devaient suivre les hordes envahissantes des premiers siècles de notre ère. Lorsque nous parcourons les contrées lointaines, la nouveauté de leurs spectacles n’est souvent faite que d’une résurrection de notre propre passé. Les vieilles annales se redressent sous nos pas, car l’homme n’a point deux faces ni deux âmes. D’un bout à l’autre de l’univers, le même esprit l’agite et le même dieu le dirige. Mais il est inégal dans sa marche, et, sortant des mûmes ténèbres, ses caravanes prolongent diversement leurs étapes et campent à différentes heures de la journée sans fin. Voyageur d’Europe, c’est toi que tu retrouves en quelque lieu que le hasard te mène ; c’est ton histoire que tu relis sous les fronts les plus farouches. Nos ancêtres ont vu s’écraser le long des routes des troupeaux pareils à cette multitude aquatique et sauvage. Le matin, quand je m’éveille, j’entends la rumeur du camp des Huns, et c’est une « sorcière de Scythie » qui du croc de sa perche immobilise la barque où je descends.
Le soir, l’immense bivouac s’empourpre de rougeurs d’incendie qui se multiplient sur la sombre moire des eaux. On allume à la proue des jonques des feux de bois sec pour cuire le riz. Des jambes enflammées obéissant à leurs corps d’ombre circulent autour de ces brasiers. Le bruit des voix humaines est rayé çà et là du sifflement d’un tison qui éclabousse la rivière de ses rouges étincelles. Puis les flambées s’éteignent ; et, aux lueurs des lanternes que balance l’instabilité du flot, des cercles de bouches goulues engloutissent leurs potées de riz avec la même précipitation que si la trompe de guerre attendait leur dernière gorgée pour sonner le meurtre et le pillage. Et cependant tout est calme. La ville, que dominent les larges tours féodales de ses Monts-de-Piété, étend sur l’insalubre plaine son silence et ses mille tentacules de pieuvre endormie, et le fleuve ne résonnera bientôt que d’une musique éparse de tamtam et d’amour.
On franchit un petit pont gardé par la police chinoise et l’on entre dans la ville. Je dis mal : on s’y engouffre. Je l’ai traversée du nord au sud, de l’est à l’ouest, au pas rapide de mes porteurs ; j’en suis sorti, j’y suis revenu ; j’en ai visité les temples, les palais, les pagodes, le tribunal, la prison, les jardins, les places et les boutiques célèbres ; et chaque fois que j’y ai pénétré le même dégoût m’a soulevé le cœur, et chaque fois que je m’en suis évadé, mes yeux en ont gardé la fatigue d’une éblouissante hallucination. C’est un enfer de splendeur et d’abjection, d’or et de crasse. Elle pue le Moyen Age. Connaissez-vous les vieilles rues de Nice ou de Gênes ? Ses rues sont plus étroites encore. Deux palanquins ne peuvent s’y croiser, et quand ils s’y rencontrent, l’un d’eux est obligé de se garer dans une autre ruelle ou sous l’auvent d’une boutique. Parfois, des nattes tendues d’un toit à l’autre ombragent leurs dalles grasses et leurs rigoles d’où monte une odeur de latrines. Elles enchevêtrent leurs sinuosités, se cassent en tournans brusques, filent en ligne droite éperdument. Qui planerait de haut sur leur foule bigarrée apercevrait comme un formidable nid de reptiles frétillant dans de la vase, du soleil et des pierres. Il y en a qui sont aussi désertes que des mâchicoulis de châteaux forts abandonnés ou des venelles de couvens. Leurs deux murs, que l’on peut toucher en même temps des deux mains étendues, vous menacent et vous oppressent de leur caducité brûlante. On ne respire pas plus dans cette ville que dans les passages d’une mine et les boyaux d’un égout. Mais notre Moyen Age n’a point connu la profusion de dorures qui transforme ces canaux d’immondices en galeries somptueuses et fait luire derrière de sales devantures des profondeurs de cavernes magiques. Il a ignoré la fête éternelle des enseignes déployées, de ces étendards triomphans qui tombent des toits et laissent pendre leurs inscriptions d’or sur des monceaux d’infects détritus. Il ne s’est pas grisé de la folie des lanternes, des grosses lanternes multicolores, qui affectent toutes les formes que peuvent prendre des lanternes en ce monde sublunaire.
C’est ici le terrestre royaume de la Lune. Elle s’épanouit sur les visages et se balance au-dessus des portes. Les gens qui passent et dont les monômes de robes chatoyantes serpentent indéfiniment semblent avoir été frappés de ses rayons chimériques ; tout ce peuple s’agite comme en proie à sa bizarre et maligne influence. Sa lumière baigne les masques humains et scintille au fond des prunelles ; et les âmes qu’elle a réchauffées doivent être raffinées, barbares, mélancoliques et falotes, comme il convient aux âmes d’un globe mystérieux qui nous montre tour à tour un orbe sanglant et une face de clown. Canton est bien la ville de la Lune. Elle y trouve des milliers de carrefours où accomplir ses rites, une multitude qui frémit à son lever comme la mer, des poètes qui la chantent depuis deux mille ans, des guerriers tartares qui se feraient écharper plutôt que de ne point boire en son honneur, des autels parfumés, des repaires de sortilèges et d’incantation, et, — au milieu de ces ruelles ignobles et grimaçantes, que le vieil Occident eût baptisées coupe-gorge, ou traverses de la Truie qui file, mais qu’on nomme ici la rue de l’Amour éternel ou au Dragon volant, — elle peut coucher sa rêverie sous le portique des temples, la promener sur des cours immenses et de vastes débris, la suspendre aux clochetons des pagodes ou l’égarer dans le silence des jardins et des fourrés vierges. C’est à sa clarté de magicienne que m’ont fait songer le Palais de la Littérature, ses pavillons déserts réunis par des ponts de bois, entourés de chrysanthèmes et de bambous, leurs toits dont les angles se retroussent dans le feuillage des saules, leurs balustrades qui plongent sur des bassins en rocailles, leurs bibliothèques et leurs vérandas de laque et de porcelaine. C’est l’Hécate ou la Phœbé des anciens, car je ne saurais l’appeler par son nom chinois, c’est elle que j’évoquais en foulant les dalles des enceintes sacrées et l’herbe des bosquets sauvages où s’écroulent des yamens et d’où s’élancent des pagodes à neuf étages. Seule la Lune peut rendre à ces solitudes et à ces ruines leur prestige et leur grâce. La cité chinoise a besoin d’elle pour sortir de ses ordures et renaître en beauté. Il lui faut l’ondoiement et l’incertitude d’une lumière amie de l’ombre. J’aurais voulu voir la sorcière des nuits sourire aux pâles lotus du jardin des Lettrés.
Le soleil est impitoyable : il accuse les hideurs de Canton ; il découvre ses plaies purulentes et les échauffe. La plupart des rues commerçantes sont habitées, chacune, d’un corps de métier. On traverse des couloirs gluans et embrasés où la foule se presse entre deux haies de viandes et de poissons saignans. Il n’est point de saleté qui ne flamboie. Des vidangeurs circulent en plein midi portant leurs seaux en balance. Les porcs rôdent à l’ombre des auvens et sur le parvis des temples. Ils sont gras ; ils se sentent des personnages. L’activité du peuple donne le vertige, non qu’elle soit peut-être extraordinaire, mais parce qu’elle s’exerce dans des passages étranglés. Point de perspective. Des milliers d’êtres précipitent leurs pas et confondent leurs haleines le long de corridors fétides. L’énorme ville n’est qu’un multiple cul-de-sac. Comment ces gens-là vivent-ils ? Ils coudoient à chaque pas des ulcères et des lèpres ; ils aspirent la fièvre ; ils boivent le choléra ; cependant ils vivent et ils travaillent. Les ciseleurs de jade sculptent leurs pierres au coin des rues ; mosaïstes, fabricans de lanternes, potiers, ferblantiers, ébénistes, peintres sur porcelaine, ivoiriers, orfèvres, toutes les industries s’évertuent sous les yeux du badaud, et les baguettes d’encens qui fument devant l’autel des ancêtres ou du Génie domestique mêlent la pensée des morts à l’œuvre des vivans. Et cette œuvre est singulièrement patiente et délicate. Le Chinois a des doigts de femme et des fantaisies de gnome. Il met une conscience d’artiste minutieux à fignoler des bijoux puérils et d’absurdes bibelots. Mais il laisse ses monumens tomber en plâtras et les pourritures s’amonceler au seuil des temples. Et pourquoi les dieux seraient-ils plus propres que les hommes ?
On grimpe dans les pagodes par des échelles de meunier, et les Bouddhas barbus, fagotés d’oripeaux et rongés de vermine trônent au milieu de sordides greniers. Les temples spacieux, leurs portiques sculptés, leurs enfilades de cours, où campent des ramassis de mendians, leurs sanctuaires dédorés et les merveilles de détail qui étincellent sous la souillure, tout dénonce chez les Célestes une invraisemblable incurie et un tel amour de la crasse qu’ils en enveloppent leurs idoles. Ils les aiment poudreuses comme nous faisons de nos bouteilles de vieux vin. Ces dieux n’inspirent point de terreur. Ce sont des épouvantails horriblement enluminés, des Va-t-en-guerre, matamores et tranche-montagnes, des sages au crâne distendu, des satyres bedonnans, des diables cornus, des philosophes qui baissent les paupières sur la longueur démesurée de leur barbe, au demeurant les meilleurs dieux du monde. Même le fameux temple des Horreurs, ses loges infernales où des démons grandeur nature scient les coupables entre deux planches, les écartèlent, les empalent, et les plongent dans l’eau bouillante ne provoque aucun sentiment d’effroi religieux. Les buvetiers, les marchands de cierges, les changeurs et les charlatans se sont installés au milieu de ce musée Grévin et débitent leurs bonimens à une foule grouillante. Confucius, dont les trois dents supérieures s’emboîtent exactement avec ses trois dents inférieures, Lao-tseu, l’enfant vieillard assis sur la croupe d’un buffle, le dieu de la guerre qui a l’air d’un écolier poupard mis en pénitence, les cinq cents Génies, glabres ou moustachus, et dont plusieurs nous montrent du doigt un petit Bouddha mélancolique dans leurs intestins béans, et d’autres Génies encore, et les dieux célestes et les dieux terrestres, tous sortent de la friperie ou du théâtre extravagant des Karagheuz et des Guignols. Et autour d’eux, sur eux, vivant comme eux et participant de leur divinité, des chimères allongent leurs griffes, des dragons tordent leurs écailles, des tigres hérissent leur crinière de flamme, des crapauds se rengorgent, des porcs en bois tondent leur groin sacré, et des pies dressent vers le ciel l’heureux augure de leur bec entr’ouvert. Tous ces animaux, réels ou monstrueux, s’ébattent le long des murs, assiègent les sanctuaires d’or vermeil et de laque noire.
Mais parfois le temple est illuminé et les bonzes officient au bruit des gongs. Le dieu disparait derrière un nuage d’encens. Les offrandes des fidèles, fruits, pâtés, gâteaux, rôtis, salades de fleurs et tasses de thé, s’alignent et s’empilent sur les tables de marbre. La cérémonie évolue autour de l’autel avec une pompe orientale et presque catholique. Les chapes et les dalmatiques resplendissent, et des voix rauques psalmodient un hymne hindou. Les femmes, vêtues de soie brillante, couvertes de jade et d’or, le visage poudré et les yeux d’une douceur infinie, chancelant sur leurs moignons, s’approchent d’un prêtre, lui achètent des cierges parfumés et des prières, ou, de leurs jolies mains pâles, agitent près de l’autel les baguettes de la bonne aventure. J’ai vu au temple de Kouanyin, déesse de la Miséricorde, une petite Chinoise de six à sept ans, qu’une vieille femme portait suspendue à ses épaules. L’enfant qu’on n’avait pas fini d’estropier ne pouvait marcher encore. Elle était vêtue d’une robe bleue brochée d’or et d’argent ; ses cheveux plantés d’épingles et de fleurs se relevaient en éventail. Sa figure allongée, la charmante indécision de ses traits, sa bouche près d’éclore, ses yeux si câlinement obliques faisaient d’elle comme un rêve à peine ébauché de séduction féminine. Elle contemplait la déesse qui tient dans ses bras un enfant dont les pieds ne furent point mutilés, et lui demandait sans doute de hâter la fin de son supplice. Elle me considéra un instant, presque effarouchée, puis elle se détourna dans un demi-sourire. Et je lui fus reconnaissant de ne point m’insulter ni de ne pas cracher par terre en signe de mépris.
C’est un des rares visages qui m’aient frappé dans ma course à travers ce pandémonium chinois. Mais je revois encore les yeux d’assassins qui se ruèrent sur nous, quand nous eûmes franchi le seuil de la prison et que les gardes-chiourme nous eurent introduits en face des détenus qui croupissaient au fond d’une cour nauséabonde. Ils surgirent avec un fracas de chaînes. L’Européen leur produisait le même effet que derrière leurs barreaux la présence de l’homme aux bêtes sauvages. Ils étaient exténués de misère et atroces. Au dehors la foule nous attendait, provocante, cette même foule qui le jour des exécutions se dispute le cœur des suppliciés pour y manger du courage. Des rôdeurs aux prunelles sinistres nous jetaient des enfans dans les jambes, prêts à tomber sur nous si ce jeu nous exaspérait. Notre guide nous fit battre en retraite ; et nous nous perdîmes de nouveau dans les sentines dédaléennes. De temps en temps, des cris éclataient, refoulant la multitude jusqu’au milieu des échoppes ; et des hommes, les uns en bleu, les autres en rouge, le parasol ouvert, précédaient et suivaient au pas accéléré la litière pompeuse d’un de ces vieux mandarins cuirassés de broderies rutilantes et bottés de soie, dont le faciès hypocrite et dur a comme un faux air de Louis XI. Et nous apercevions, au fond des riches boutiques, assis sur leurs fauteuils de bois verni, les gros marchands immobiles, la pipe à la main, absorbés par leurs calculs ou abîmés dans un rêve érotique. Ces bourgeois dignes songent assez souvent aux petits pieds des femmes.
Je les ai retrouvés, un soir, sur les bateaux de fleurs. La rivière était sombre ; les fanaux des rameurs faisaient saillir sous leurs blêmes éclairs les monstres peints à la proue des jonques, et des voiles fuyaient autour de nous, chauves-souris du fleuve. Nous abordâmes à des espèces de pontons amarrés les uns aux autres et dont les flots entre-choquaient doucement les lourdes ténèbres. Leurs maisons ne sont pas toutes ouvertes. Quelques-unes restent hermétiquement closes, bien qu’on sente leur noirceur habitée. Des formes humaines accroupies en gardent le grillage des portes. Les coolies et les mendians encombrent les passerelles avec un murmure de voix traînantes et des claquemens de sébiles. Et, soudain, on sort de l’ombre en pleine féerie.
L’intérieur des restaurans de joie saisit d’autant plus que leur façade est laide et malpropre. Des arabesques d’or descendent des plafonds, courent le long des lambris, se jouent dans l’air, se découpent sur la dentelle des cloisons. Escabeaux, fauteuils et divans tendus de rouge, tables massives, l’étincellement des lustres, l’amoureux éclat des robes de soie, un indéfinissable parfum d’Orient, des fumées orgiaques, et le bercement du plancher sous vos pas, tout vous apparaît comme une illusion merveilleuse, un jeu de lumière et d’or dans les mains de la nuit. Ils sont là, les graves Chinois, jeunes ou vieux, figures émaciées, visages ovales ou faces rondes, épuisés ou vigoureux. La flamme noire de leurs prunelles, leur carnation d’ambre plus chaude sous la pourpre et les lustres, imprime parfois à leur physionomie une étrange beauté. Ils s’étendent sur des chaises longues, trempent de temps en temps leurs lèvres dans une tasse de thé, ou cueillent à une soucoupe un pépin de melon grillé qu’ils font craquer entre leurs dents. Mais surtout ils fument, et, à travers le nuage qui les entoure, ils suivent d’un œil mi-clos les formes vaporeuses des chanteuses et des petites courtisanes.
A leurs pieds des musiciennes raclent l’archet sur un violon monocorde, et d’autres frappent du même coup de leurs deux baguettes un gong métallique et une planchette sonore. Devant eux, des jeunes filles dont la plus âgée n’a pas encore seize ans, dans leurs robes de safran ou d’azur, ramagées et brodées d’or, se tiennent debout sur leurs pieds mutilés, ainsi que nos danseuses sur leurs pointes. Le talon surélevé de leurs mules en touche presque le bout effilé. Leur petite main émerge d’une large manche comme une fleur de lys d’un grand vase. On a rasé leurs sourcils afin de leur en peindre qui fussent plus beaux. Leurs bandeaux luisans sont collés à leur front, et souvent elles portent sur l’oreille leur chignon plat couronné de fleurs blanches. La poudre de riz, le noir et le vermillon ont remodelé leur visage, et n’en laissent subsister que les traits essentiels, si bien qu’en se dépouillant des singularités de leur nature elles se rapprochent de l’idéal. Elles ressemblent aux rêves des Primitifs dont le pinceau mal assuré essayait de fixer en quelques touches l’homme éternel. Et ce sont des fantômes délicieux et des êtres factices, des visions opiacées d’amans cruels et d’artistes pervers. Les Chinois, du fond de leur béatitude, voient leurs chimères à demi incarnées et, couchés sur la pourpre, en savourent longtemps le délice solitaire. Les ponts sont coupés derrière eux, Canton a barricadé ses portes et ses ruelles. Ils ont loué le bateau pour la nuit, et ces petites créatures qui peuvent à peine marcher, nées sur l’eau, ne connaissant rien de la ville, prisonnières à tout jamais de leur ignorance et de leur fragilité, presque irréelles, sont dans leurs mains comme des oiseaux couleur de songe mystérieusement apprivoisés. Mais, intellectuels raffinés, ils ne se hâtent point de les étreindre. Ils les laissent sautiller autour de leur désir, et l’on soupçonne en eux je ne sais quel besoin de prolonger par avance une volupté qui sera plus fugitive que les flots dont ils sentent l’écoulement sous leurs pieds.
ANDRE BELLESSORT.