Souvenirs du Portugal
Ce livre a paru sans nom d’auteur et porte sur son titre, en manière d’épigraphe, deux vers d’Horace qui du moins indiquent que le touriste n’est point une femme :
Dextra tenet calamum,
Strictum tenet altera ferrum.
Déjà en 1841, un des romanciers en renom de l’autre côté du Rhin, Mme la comtesse Hahn-Hahn avait publié sur le même sujet des impressions de voyage fort recherchées du public allemand ; cette fois, je le répète, il ne s’agit pas d’une femme, et le ton général du livre moitié littéraire, moitié politique, alliant autant que possible les détails de mœurs, l’observation pittoresque, à l’étude des intérêts matériels du pays, répond parfaitement à la double devise affichée, non sans quelque hauteur, au frontispice. Ici, du reste, l’air cavalier, le style à libre allure ne messied pas. Aujourd’hui que tant de gens qui ne sont rien ni par le talent, ni par l’esprit, ni par la naissance, en prennent si volontiers à leur aise avec le lecteur, on peut bien, quand on est une altesse et qu’on a de gaieté de cœur essuyé vingt fois les plus terribles mousquetades, se donner un moment le plaisir d’aborder son monde avec confiance, et, comme on dit, le chapeau sur l’oreille. Mais n’allons pas trop loin, et, puisque anonyme il y a, respectons l’anonyme.
Esprit entreprenant et singulier, curieux sur toute chose de rencontres périlleuses et de romanesques hasards, l’auteur de ce livre aime le voyage pour ses aventures et n’est pas homme à négliger une émotion nouvelle, dût-il l’aller chercher dans les gorges sauvages du pays basque, au milieu des guérillas de don Carlos dont il commanda dix-huit mois les bandes par fantaisie, ou, dans des dispositions moins chevaleresques, au fond des plaines arides de l’Estramadure, partageant avec des populations misérables leur triste galetas et leur pain noir frotté d’ail, quitte à s’indemniser des privations du moment par le sentiment du pittoresque, cette jouissance que le vulgaire ignore, ce plaisir raffiné des poètes et des grands seigneurs. Et cela n’empêche pas notre aristocratique touriste de recueillir çà et là ses notes de voyage tout aussi bien, je dirai même beaucoup mieux que personne, car au moins, avec lui, la fantaisie et le caprice ne viennent point à tout propos dénaturer ce que telle ou telle observation peut avoir en soi d’utile et de profitable, et vous n’avez pas à craindre à chaque page tant de digressions insignifiantes, tant de plates et sottes vantardises dont trafique aujourd’hui chez nous toute une espèce d’écrivains, braves gens qui courent les grandes routes par spéculation, et se font comme les commis-voyageurs de je ne sais quelle industrie littéraire en honneur chez un certain public.
Avant d’écrire le livre qui nous occupe, l’auteur de ces esquisses sur le Portugal avait publié un volume sur l’Espagne, ouvrage sérieux et contenant sur les opérations de l’armée carliste pendant la guerre civile, sur les projets et les plans de don Carlos, des renseignemens du plus haut intérêt. Quiconque a lu ce livre se souviendra d’un passage célèbre où l’auteur, après avoir exposé les mille passions qui s’agitaient autour du prétendant, raconte les étranges motifs qui empêchèrent l’armée carliste, un moment triomphante et touchant aux portes de Madrid, d’entrer dans la capitale des Espagnes, et jette un nouveau jour sur cet épisode resté obscur de cette déplorable campagne. Aujourd’hui c’est le Portugal que visite le voyageur, complétant ainsi son travail sur la péninsule ibérique, excursion toute pacifique cette fois et que le jeune général, naguère au service d’un prince factieux, entreprend en ancien ami du royal époux de doña Maria, en poète aventureux épris du romanesque, en gentilhomme s’informant de politique, d’industrie et de littérature, et, comme on l’imagine, voyant partout le meilleur monde.
Ce livre a cela d’original, qu’il ne s’en tient pas aux capitales, et pousse ses explorations au cœur même du pays, mérite plus rare qu’on ne l’imagine dans les ouvrages de ce genre. En effet, rien n’égale l’indifférence de certains touristes à l’égard des villes centrales, si ce n’est leur aplomb à reproduire éternellement, et sans grandes variations, les mêmes thèmes. En général, on croit avoir tout dit quand on a parlé de Lisbonne et de Cintra, et poursuivre jusqu’à Mafra ses pérégrinations, c’est vouloir faire plus qu’on ne doit à son lecteur. Aujourd’hui que les bateaux à vapeur d’Angleterre ne mettent que quatre jours dans leur traversée, et qu’il faut vingt heures pour passer de Cadix à Lisbonne, cette facilité de voyager, au lieu d’enhardir les gens et d’éperonner en eux le désir de connaître, semble encourager davantage leur humeur indolente, et vous en verrez bon nombre rayer de leurs tablettes tout endroit où les omnibus n’atteignent pas. Si je ne me trompe, au XVIIIe siècle les choses se faisaient plus en conscience. Il en était alors un peu des touristes comme des poètes. À la vérité, les uns et les autres on ne les comptait point par centaines, comme aujourd’hui ; mais au moins, s’il s’en présentait un, la méfiance ne s’attachait point à ses récits, et quand il vous prenait fantaisie d’écrire sur les mœurs et la politique d’un pays que vous veniez de parcourir, il n’entrait jamais dans l’esprit du lecteur de contester l’autorité de votre parole. Là comme partout, la dignité humaine avait une plus large place, et les droits de la vocation étaient maintenus. Lorsqu’en 1777 le duc du Châtelet visita le Portugal, il ne se contenta pas de voir Lisbonne ; en dépit d’une température excessive, en dépit des mauvais chemins et des mauvais gîtes, il parcourut tout le pays, et ses notes de voyage sont restées comme un des plus intéressans documens qui existent sur les commencemens du règne de Maria Ire. Il vit Pombal, dans sa solitude, dans cette petite ville de Pombal où le ministre déchu se retira et vécut jusqu’à l’âge le plus avancé. À ce propos, je remarquerai combien il est fréquent de voir les hommes d’état atteindre à des vieillesses fabuleuses. D’où vient ceci ? N’y a-t-il point là un problème à résoudre, et dont on trouverait peut-être-la clé dans ce mot d’un homme d’esprit : « Les égoïstes vivent cent cinquante ans, comme les perroquets ? » À l’exemple du duc du Châtelet, l’auteur du livre nouveau s’est occupé de Pombal, mais d’une façon moins complète sans doute, moins authentique, et se bornant à recueillir les souvenirs encore vivans dans sa ville natale. Chez nous, un travail historique fort distingué avait récemment appelé l’attention sur cet homme d’état. Après les remarquables pages de M. le comte de Saint-Priest, qui lui aussi, et mieux que personne, serait appelé dans l’occasion à dire son mot sur le Portugal, on ne lira peut-être pas sans intérêt certains détails biographiques contenus dans l’ouvrage allemand. « Derrière Cordiera, à l’ouest, s’élève une longue chaîne de montagnes de craie. Ici le pays devient plat et désert ; des champs de maïs pauvrement ensemencés, çà et là quelques oliviers rabougris, trahissent déjà le voisinage de l’Estramadure. Enfin, après cinq lieues mortelles, vous arrivez à Pombal, assise au sein d’une vallée agréable, véritable oasis en ces solitudes désolées. C’est là que l’illustre ministre portugais a passé dans l’exil ses dernières années, au milieu d’une population qui, encore aujourd’hui, ne prononce son nom qu’avec reconnaissance. Les petits enfans parlent de lui au voyageur, et vous rencontrez des vieillards à barbe blanche qui vous racontent comme quoi le grand marquis, o gran marquez, avait fait construire à Pombal des magasins de blé, bâtir des greniers d’abondance où les indigens de la ville pouvaient puiser à discrétion. Chaque jour, après son dîner, une multitude affamée assiégeait sa petite maison, dont les portes s’ouvraient à mesure, jusqu’à ce que le dernier se fût retiré satisfait. Je voulus voir cette maison, bâtie dans des proportions plus que modestes. Elle a pu être assez comfortable, mais, à coup sûr, le luxe n’y est jamais entré. Sur une colline voisine où s’adosse une partie de la ville s’élèvent les ruines d’un antique château-fort d’origine mauresque. Il est faux, comme on l’a prétendu, que Pombal ait jamais habité ce château et mené là un train de prince. Pombal vécut seul avec sa femme, une comtesse Daun, et son secrétaire, qui lui faisait la lecture. Du reste, déjà au temps de Pombal, ces ruines étaient inhabitables. Les seules traces qui témoignent encore de la présence du célèbre marquis sont d’abord un système mieux entendu dans la culture de la terre, puis çà et là quelques fondations municipales, des aqueducs, des puits, deux bâtimens publics et une chaussée garnie d’une double rangée d’arbres conduisant jusqu’aux limites de ses domaines. »
Du reste, s’il faut en croire le gentilhomme allemand, le nom du marquis de Pombal, encore assez vivace dans un coin du Portugal, a singulièrement perdu de sa gloire et de son éclat dans la capitale du royaume. Voilà soixante-dix ans à peine que le célèbre ministre a quitté la scène, et déjà cette Lisbonne qu’il releva de ses mains ne se souvient plus de lui ; triste chose quand un pays honore si peu ses hommes illustres, et qui marque d’ordinaire les jours de décadence et d’abaissement moral. Toutefois, ce nom que la haute classe a si vite oublié de parti pris (et convenons qu’elle avait bien ses raisons d’en agir de la sorte), ce nom se retrouve encore dans le peuple, et il n’est pas rare d’entendre une bouche grossière répéter, en faisant allusion aux hommes du jour, la fameuse épigramme qui courut Lisbonne au lendemain de la chute de Pombal : « Mal per mal melhor Pombal. » Je ne sais, mais, en lisant l’histoire de cet homme singulier, je ne puis m’empêcher de penser au cardinal de Richelieu. Il y a évidemment plus d’un trait de ressemblance entre ces deux ministres, toute proportion gardée, bien entendu, et en admettant la différence respective des deux pays. Seulement Pombal obéissait peut-être à une nécessité plus impérieuse, plus absolue, nécessité du moment qui ne permettait pas d’attendre. De là l’expulsion des jésuites et l’exécution d’Aveiro et de ses neuf complices. Il faut dire que le ministre portugais avait à faire aux prétentions d’une noblesse bien autrement démoralisée et corrompue que celle de Richelieu. Mais le plus beau titre, le plus incontestable, du marquis de Pombal à la reconnaissance de l’histoire, est à coup sûr la conduite qu’il tint après le tremblement de terre, et dont le spirituel touriste raconte en détail les merveilleux résultats. La Lisbonne d’aujourd’hui, reconstruite presque entièrement par ses soins et son génie, est à vrai dire un monument élevé à sa gloire.
L’ère nouvelle du Portugal s’ouvre, comme on sait, à la révolution de 1832. C’est de ce moment que procèdent toutes les individualités plus ou moins illustres appelées depuis à jouer un rôle dans les affaires, c’est de là que datent ces institutions aujourd’hui si vivement débattues dans les luttes parlementaires, et pour lesquelles ces mêmes hommes acharnés désormais à les battre en brèche versaient alors si volontiers leur sang. L’auteur du livre sur le Portugal ne pouvait manquer d’insister sur un point de cette importance. Son ouvrage est une sorte de galerie où figurent en pied les portraits de tous les personnages qui ont brillé à cette époque et depuis cette époque. Dom Miguel et dom Pedro, les ducs de Terceira et de Palmella, Costa Cabral, tous défilent sous vos yeux, marqués au front de cet intérêt que les évènemens attachent à certains hommes. À peine en vue du bourg de Mindillo, l’écrivain, signalant un obélisque élevé là sur le rivage en mémoire du débarquement de dom Pedro, évoque les souvenirs de cette journée célèbre, où l’incroyable impéritie des autorités miguélistes fit la partie si belle à l’aventurier conquérant. Le 7 juin, sur le soir, un des gardiens du télégraphe de Villar da Paraiso allait clore son rapport de la journée, lorsqu’il aperçoit tout à coup, à l’aide du télescope, une partie de la flotte ennemie, et reconnaît environ vingt-huit voiles à l’horizon, au nord d’Oporto. À neuf heures, on bat la générale, et l’alarme est jetée partout. Cependant personne ne bouge et nul ne songe à s’opposer au débarquement, de telle sorte que dom Pedro entre le soir même et sans obstacle dans le petit port de Villa do Conda, où il met à l’ancre. Son équipage entier se composait de deux frégates, d’une corvette, de deux bricks, de quatre schooners et quarante-deux bateaux de transport, le tout monté par huit mille trois cents hommes, parmi lesquels se trouvaient environ quinze cents étrangers, ce qui réduisait à sept mille cinq cents le nombre des combattans à bord ; et c’était avec de pareilles ressources qu’un homme qu’on avait perdu de vue depuis des années s’avançait pour conquérir un royaume dont le régent commandait une armée de cinquante-cinq mille hommes et disposait d’une quantité de places fortes, de magasins et d’arsenaux, sans parler des avantages qu’offrait un des sites les mieux fortifiés par la nature. Le 8, dom Pedro envoie un parlementaire au brigadier Cordova, gouverneur de Vicenna, et qui jouissait de l’estime de tous les partis. Le parlementaire fut éconduit, et le message qu’il reçut répondit, pour cette fois, à l’idée qu’on se fait de l’honneur militaire. Ce premier échec ne laissa point de jeter quelque consternation parmi l’état-major de dom Pedro. Le lendemain, la flottille, abandonnant Villa do Conda, vint jeter l’ancre dans la baie de Mindillo, à deux lieues d’Oporto, et vers midi commença le débarquement sous les yeux des avant-postes du vicomte de Santa-Martha, dont la division de vingt-deux mille hommes, cantonnée dans Oporto et sur la rive du Douro, étendait jusqu’à Villa do Conda son aile droite. Les troupes miguélistes laissèrent ce débarquement s’effectuer le plus tranquillement du monde, et se contentèrent d’ouvrir, sur le soir, un feu de mousqueterie sans conséquence. À la première nouvelle de la marche de l’ennemi, Santa-Martha, qui n’avait pas moins de quatre mille hommes dans Oporto, traversa le fleuve et se replia sur Aliveira, abandonnant, outre un matériel considérable, le château de San-Joao da Foz, qui commande l’embouchure du Douro, et livrant la position du couvent de la Serra, qui domine la ville. Dom Pedro entra le jour même, et sans coup férir, dans Oporto, et la cité constitutionnelle par excellence l’accueillit avec enthousiasme. On voit par le trait que nous venons de citer ce que dom Miguel était en droit d’attendre de l’aptitude de ses généraux. Il faudrait chercher long-temps dans les annales militaires des peuples pour trouver un pareil exemple d’héroïsme ; mais, ajoute l’auteur de l’ouvrage sur le Portugal, de semblables faits se sont renouvelés si souvent durant le cours de cette campagne, qu’on finit par ne plus s’en étonner.
Heureusement la fortune du Portugal devait trouver des représentans plus dignes chez les hommes du parti de la reine. Ici, nous le savons, la faiblesse et l’apathie du vaincu peuvent rendre contestable la gloire du vainqueur ; mais n’oublions pas qu’en cette guerre, s’il y eut des rencontres déplorables, les engagemens sérieux ne manquèrent point : d’ailleurs la part que les Terceira et les Palmella prirent à la révolution, terminée par la venue de dom Pedro, datait de loin. Et dans cette conviction qui brave tout, l’exil et les privations ; dans cette persévérance audacieuse qui ne se lasse pas de revenir à l’assaut et court au-devant du péril sans compter ses ressources, il y a, quoi qu’on puisse dire, un certain élan chevaleresque des temps illustres. Le maréchal duc de Terceira, après avoir passé alternativement, et sous le nom de comte de Villa-Flor, du service du Brésil au service du Portugal, se trouvait à Lisbonne, en 1828, lorsque le retour de dom Miguel le mit en demeure de quitter la place. La même année, il prit part à l’insurrection d’Oporto qui se termina par la défaite des troupes constitutionnelles. À peine arrivé en Angleterre, le comte de Villa-Flor n’eut rien de plus pressé que de se concerter avec le duc, alors marquis de Palmella, au sujet d’un nouveau plan d’opérations. Le 5 juin 1829, il s’embarque au Havre, passe à travers la flotte miguéliste, et descend accompagné de quelques officiers dans l’île de Terceira, la seule qui n’eût pas reconnu l’autorité de dom Miguel. Je laisse parler ici notre Allemand : « La situation de l’île en plein Océan, son éloignement de la mère-patrie, et les vents impétueux qui règnent d’ordinaire dans ces parages, ont presque toujours favorisé l’insurrection. D’âpres rochers, des cimes volcaniques dont les flancs déchirés plongent dans les flots, rendent en certains endroits l’abordage impossible. Ainsi fermée de toutes parts, l’île est réduite à ses propres ressources, qui, Dieu merci, suffisent aux besoins des habitans. Le blé, le maïs et le riz s’y récoltent en abondance, et les troupeaux réussissent au mieux. En cet étroit espace, les produits des zones les plus diverses se multiplient avec un luxe merveilleux ; l’ananas et la noix de coco, le citron, l’orange et la banane mûrissent à côté de la fraise et des autres fruits du nord. Le myrte, le frêne et le châtaignier s’y forment en bois épais ; des plaines toujours vertes, un ciel éternellement bleu, le climat le plus doux, des sources chaudes et de tièdes brises marines, 60,000 habitans, et pour capitale une charmante ville, Angra ; telle est la description de ce petit Éden, et l’on m’accordera facilement, sans que je prétende en aucune façon porter atteinte au mérite de personne, qu’une expédition commencée en pareil lieu n’offrait pas du moins en perspective à ses chefs tous les désastres d’une campagne de Russie ou de la guerre dans les montagnes du pays basque. » Ne remarquez-vous pas dans cette pointe d’ironie l’homme du métier qui se trahit chez l’écrivain ? Ici la main qui tient la plume se souvient de l’épée, et je retrouve l’épigraphe du livre. Il ne veut porter atteinte à la gloire de personne, et cependant il ne peut s’empêcher de sourire en songeant à cette campagne d’hommes du monde sous un ciel clément et favorable. Évidemment cette guerre en plein Éden est presque du dilettantisme pour lui qui a bataillé dans ces montagnes du pays basque et qui sait ce qu’il en coûte.
À côté du duc de Terceira figure le duc de Palmella, compagnon d’exil du comte de Villa-Flor en Angleterre, président de la régence dans l’île de Terceira et plusieurs fois ministre. Le marquis-duc occupe une trop large place dans l’histoire contemporaine du Portugal, pour qu’un touriste qui tient à faire les choses en conscience néglige de s’informer de lui. Le marquis de Palmella, on le sait, se signala au débarquement de Mindello, et contribua puissamment à la formation d’un gouvernement provisoire. À la tête du conseil des ministres, en 1834 et 1835, on le vit reparaître pour la dernière fois au cabinet, pendant le court espace qui s’écoula entre la révolution d’Oporto et le rétablissement de la charte. Élevé aujourd’hui à la présidence de la chambre des pairs, et par conséquent au-dessus des fluctuations ministérielles, comblé par la fortune, investi pour lui et sa famille d’honneurs et de dignités de toute espèce, le noble duc semble avoir touché au terme de son ambition, et tout porte à croire qu’après tant de vicissitudes et de traverses, il ne quittera plus cette retraite pour rentrer dans les débats de la politique active. « Quand j’arrivai à Lisbonne, écrit l’auteur du livre sur le Portugal, le duc de Palmella habitait sa magnifique villa de Lumiar. Nos lettres se croisèrent, et je désespérais de le joindre, lorsqu’un matin il vint, ou plutôt se glissa chez moi sur la pointe du pied et comme à la dérobée ; c’est un petit homme d’une taille insignifiante, au visage pâle, au nez d’aigle, aux traits italiens et marqués. Rien, du reste, d’original ou d’imposant dans sa physionomie. Ses yeux seuls, où la finesse perce, et son sourire particulier indiquent une nature supérieure. Je ne crois pas que ce sourire ait jamais réjoui personne, quoique le duc passe pour généreux et bienveillant ; peut-être aussi faut-il y voir une qualité diplomatique. Le duc de Palmella, en dépit du peu d’avantages de sa personne, se présente avec une très grande dignité, et dans les occasions solennelles, lors de l’ouverture des chambres, par exemple, ne laisse pas de faire excellente figure sur son fauteuil de président, où il trône revêtu de l’ancien costume espagnol. Sa villa de Lumiar est une délicieuse résidence, dans laquelle le luxe de la vie moderne étale ses plus riches merveilles. La duchesse passe pour avoir eu de la beauté, et possède encore, comme presque toutes les Portugaises, des yeux étincelans dont une expression singulière rehausse encore l’éclat. Le fils aîné du duc de Palmella, le marquis de Fayal, était en voyage. Il a épousé, comme on sait, la plus riche héritière du Portugal, doña Maria Luiza de Sampayo, fille du comte de Povoa, sur les millions duquel on raconte des choses fabuleuses. Elle a aujourd’hui dix-sept ans à peine, et son mariage date du 3 juillet 1836. Je ne reviendrai pas sur l’histoire de ce mariage entremêlée de scènes romanesques dignes du moyen-âge, les journaux de l’époque en ont assez parlé ; tout ce que je sais, c’est que, s’il y a eu violence, l’objet ravi ne doit guère en avoir souffert ; on trouverait difficilement une victime plus résignée que la jeune marquise. Le duc de Palmella donne d’excellens dîners. Sur un service de dessert d’une rare élégance était gravé l’écusson de sa famille avec cette devise : veritatem regibus ; et comme je remarquais la chose, le duc, avisant ma curiosité, ajouta à voix basse : et populo. »
La société de Lisbonne est ainsi passée en revue jusqu’aux membres du corps diplomatique et des chambres. On a souvent parlé des habitudes médiocrement civilisées du parlement américain et du sans-gêne de la tribune britannique ; mais, s’il faut en croire l’auteur de ce livre, rien n’égale la grossièreté des mœurs publiques en Portugal, et ce n’est que dans le vocabulaire des halles qu’on trouverait les termes dont on s’apostrophe. Se figure-t-on, par exemple, un membre de l’opposition disant à un ministre de la couronne que, sous son administration, tout n’est que simonie et concussion ! Sur quoi le ministre répond à son interlocuteur : « Quand tu étais aux affaires, tu volais bien autrement. — Non, répond un troisième, le véritable brigand, c’est toi. » En vain le président agite sa sonnette à tour de bras ; nul, dans l’assemblée, ne s’en inquiète. On s’agite, on pérore, on se démène sur les bancs, et, pendant ce temps, la galerie accompagne le sabbat de ses huées. Aux élections de 1842, un électeur élu[2] de l’Estramadure, contre l’attente de son parti, vota pour le ministère. Le lendemain, le Revoluçao de Setembro, organe des septembristes, contenait le manifeste suivant : « Vu sa trahison et son manque de foi envers ses amis politiques, vu l’affront qu’il vient de faire au collège électoral de l’Estramadure, vu l’ignoble concours qu’il prête à la plus infame des administrations, le sieur Joao Antonio-Rodrigues de Miranda est dénoncé au mépris des honnêtes gens. »
Je l’ai dit, l’auteur de ce livre a pénétré dans les provinces. Il a vu de près et bien vu ce peuple original, frotté de constitution à la surface, et sous plus d’un rapport resté au fond le même qu’aux beaux jours de Vasco de Gama. À mesure que vous vous éloignez des métropoles, les modifications importées de l’étranger s’effacent, et le naturel reparaît ; insensiblement vous touchez à des points où l’action révolutionnaire n’arrive pas. En Portugal, tout le mouvement politique se concentre dans Lisbonne et dans Oporto, et le reste du pays vit la plupart du temps sans se soucier le moins du monde des changemens de ministère et de constitution. Allez à Coïmbre, par exemple, et vous m’en direz des nouvelles ; c’est le moyen-âge pris sur le fait : vous savez, ce peuple de Cervantes au costume à la fois clérical et séculier. Croirait-on qu’il y a encore un endroit en Europe où les étudians s’habillent comme Faust et Paracelse, parlent latin, s’intitulent enfans des Muses, et jouent de la guitare au clair de lune sous la fenêtre de leurs maîtresses ? Si Childe Harold vous inspire l’idée de voir Cintra, le glorious Eden de Byron, le paradis de la Lusitanie :
Cintra donde as Naiadas escondidas
Nas fontes vao fugindo ao duro braço ;
j’avoue qu’en ce livre Coïmbre m’est apparu sous un aspect bien tentant. En effet, rien de plus romantique et de plus singulier que cette Athènes du moyen-âge conservée là comme par magie, rien de plus curieux que ce peuple de virtuoses tapageurs ne relevant que de la discipline de l’université dont il porte aujourd’hui encore le costume tel qu’il était en 1537, au temps de dom Garcia de Alméida, le premier grand-maître de Coïmbre. Depuis dom Garcia, on ne compte pas moins de quarante-cinq recteurs, dont les portraits figurent dans la salle du conseil tendue de damas brodé d’or. Le personnage actuellement investi de ces magnifiques fonctions (les protocoles universitaires donnent au recteur le titre de sa magnificence) est un vieux comte de Terena dom Sébastien Correa de Sà. Ici je cède la parole au spirituel touriste, qui nous racontera, sans omettre un détail, le cérémonial d’une visite en si haut lieu. « À peine installé dans mon hôtellerie, j’envoyai au vieux comte une lettre de Costa Cabral, et deux heures après le neveu de sa magnificence vint me chercher dans un équipage digne des prélats du XVIIe siècle. C’était un lourd et somptueux carrosse à huit glaces, et tiré par quatre mules que dirigeaient deux élégans postillons. Nous traversâmes ainsi à grand fracas les rues tortueuses de Coïmbre, et montâmes au palais de l’université, construit en haut de la montagne sur un plateau qui domine la ville. En arrivant, nous trouvâmes le comte de Terena occupé à présider les conférences publiques qui ont lieu au terme de l’année scholaire et se prolongent des semaines entières avec beaucoup de solennité. Sa magnificence, assise sous un dais de velours et portant l’ancien costume portugais à épée, dirigeait un débat juridique, ayant autour d’elle les doyens des diverses facultés. Les débats se tenaient en latin, en présence d’un nombreux auditoire de jeunes gens auxquels leur pourpoint noir donnait un air de gravité à surprendre fort, je dois le dire, leurs joyeux confrères d’Heidelberg et d’Iéna. En général, l’étudiant portugais ressemble assez à un enterrement, et, si je ne me trompe, cette mine lugubre qu’on lui reproche lui vient de sa manière d’aller vêtu. Un moment, Pombal voulut reformer le costume ; mais les traditions universitaires prévalurent, et d’ailleurs on lui représenta que ce costume favorisait les idées d’égalité en rendant impossible toute distinction entre le riche et le pauvre. — Sitôt que le recteur eut levé la séance, nous nous rendîmes dans son appartement. Le comte de Terena est un digne et honnête vieillard pénétré à fond de l’excellence de ses écoles, et qui, sur le chapitre de l’établissement qu’il dirige, n’entendrait pas raillerie ; nous parcourûmes avec lui les salles où se tiennent les cours, et tout ce que j’y remarquai fut une ouverture pratiquée dans le mur et recouverte d’un rideau, au moyen duquel sa magnificence peut surveiller son monde en cachette, et savoir à toute heure, sans être vue, ce qui se passe entre les professeurs et les élèves. » Voilà, j’imagine, une façon d’agir tout orientale, et ce mystérieux rideau m’a bien l’air de venir en droite ligne du sérail de quelque prince maure. — L’université de Coïmbre ne compte pas plus de mille étudians. Quarante-six professeurs, assistés de vingt-sept suppléans, enseignent la théologie, le droit canon, la jurisprudence, la médecine, les mathématiques, en tout six facultés auxquelles il faut joindre un institut pour les arts. Cette organisation date de Pombal, et, quoi qu’on ait fait depuis soixante ans pour l’améliorer, elle est bien loin de répondre encore aux besoins de la science moderne ; sans rappeler ici les arts pratiques totalement omis, que devient l’histoire dans ce programme ?
Avez-vous jamais ouï parler de Condeixa, nom charmant, qui signifie en portugais corbeille de fleurs ? Condeixa est une petite ville à deux lieues de Coïmbre, ou plutôt un délicieux jardin de myrtes, de lauriers-roses et de cactus. L’auteur de ces Souvenirs, après avoir loué les délicieuses oranges qu’on y trouve, cite en passant cette phrase recueillie par lui : « Les femmes de Condeixa sont fort jolies et plus libres que dans aucune autre ville du Portugal ; le voisinage des étudians de Coïmbre en est la cause. Ceci donne à penser, et volontiers j’inclinerais à croire, après l’ingénieuse remarque, que les étudians en soutane, après tout, ne sont pas si noirs qu’ils en ont l’air. »
En France, on a peu écrit sur le Portugal. Si l’on excepte les mémoires du duc du Châtelet, que j’ai cités plus haut, l’Essai statistique de M. Balbi, volumineux ouvrage à compulser, mais d’un optimisme fatigant, la belle étude de M. Magnin sur Camoëns, l’Histoire de la littérature portugaise de M. Ferdinand Denis, et enfin un travail curieux et complet de M. de Lasteyrie sur l’état politique et moral du pays[3], je ne vois guère quels documens il reste à invoquer ; bien entendu que nous ne parlons pas ici des livres de Dumouriez et de Foy, ouvrages militaires et d’un intérêt tout spécial. Sous ce rapport, l’Allemagne est plus riche. On ne saurait croire, en effet, quel accroissement cette espèce de littérature que j’appellerai, faute d’un autre terme, la littérature touriste, semble vouloir prendre depuis quelque temps au-delà du Rhin. En dehors de l’escouade tumultueuse de MM. Herwegh et Wienbarg papillotte et s’agite toute une nuée d’esprits élégans et faciles, d’ingénieux diseurs qui ne demandent qu’à trouver le butin. Aussi c’est merveille de voir comme les impressions de voyage se multiplient ; il y en a sur l’Italie, sur l’Espagne, sur la France, et les dernières ne sont pas les moins curieuses. Pour en revenir au Portugal, le livre de M. de Eschwege, écrit vers 1836, ouvre, si je ne me trompe, en Allemagne la série des travaux contemporains sur cette question. Depuis se sont succédé les Reisebriefe de Mme la comtesse Hahn-Hahn, et enfin l’ouvrage nouveau sur le Portugal. M. de Eschwege est pessimiste, il voit tout en noir ; c’est un écueil auquel échappe l’auteur des Souvenirs de 1842, sans tomber dans l’optimisme que je blâmais tout à l’heure. Ce qui plaît surtout dans ce livre, c’est l’impartialité de jugement jointe à un coup-d’œil sûr, à une manière toute sérieuse d’envisager les évènemens et les hommes. Je reprocherai cependant à l’auteur certaines négligences de détail qu’il aurait pu s’épargner, et qui font tache. Ainsi, chaque fois qu’il s’agit de raconter un site ou de décrire les magnificences d’un palais, ce palais fût-il celui d’Ajuda, il se tire d’affaire en quatre lignes et ne manque jamais de vous renvoyer, pour plus ample information, aux Reisebriefe de Mme de Hahn-Hahn, « qui, ajoute-t-il, a plus d’esprit et de patience que moi. » Quand on prétend écrire un livre sur un sujet, il faut envisager d’avance toutes les difficultés du travail, et, quelles qu’elles soient, y faire face de son mieux. À cela près, l’ouvrage est excellent ; mais, je le répète, ces complémens, qui peuvent entrer plus tard dans la pensée du lecteur, il n’appartient jamais à l’écrivain de les indiquer. Un ouvrage doit se suffire à lui-même, et le seul corollaire qui fût permis à l’auteur du Portugal, c’était son livre sur l’Espagne.