bien dépaysé, bien embarrassé de sa personne. Il a le débit trop saccadé et trop fougueux pour nos oreilles. Sa voix chantante nous étonne, ses roulements d’yeux et ses effets de dents blanches nous semblent exagérés ; il ne peut marcher sur la scène sans paraître un furieux, parmi ses camarades si sages et si corrects. C’est qu’il a un peu du sang de 1830, c’est qu’il joue Hernani comme il fallait le jouer à la création. Aussi, à cette heure, nous a-t-il semblé friser de bien près le ridicule.
À côté de lui. M. Worms est tout autre. Celui-là est fait pour le drame naturaliste. Il analyse son personnage, le possède, le détaille avec un art parfait. C’est un artiste savant, très amoureux de la vérité, auquel répugnent les exagérations inutiles. Et voyez le miracle, il a dit le monologue de Charles-Quint avec une ampleur si calme, que tout le succès a été pour lui. N’est-ce pas merveilleux, l’interprète réaliste battant l’interprète romantique, sur le terrain même de 1830 ? Allez, la formule romantique est bien morte, pour qu’on fasse ainsi une ovation à M. Worms, dans Hernani !
Madame Sarah Bernhardt, elle aussi, a été acclamée. Et pourtant je doute que les vieux romantiques impénitents soient contents d’elle. Nous sommes loin de la doña Sol sombre et fatale de la création, aimant son bandit surtout parce qu’il lui vient de l’ombre. Madame Sarah Bernhardt a voulu être une femme, et elle a eu raison. Elle est adorable de grâce et de passion dans ce rôle d’une femme qui aime et qui ne veut connaître que son amour. Dans le dernier acte, elle a eu quelques beaux cris de vérité qui ont enlevé la salle.
On m’a reproché d’être un fils ingrat du romantisme. Non, certes je n’ai pas d’ingratitude. Je sais que nos aînés ont combattu un bon combat, et je suis pénétré d’admiration et de reconnaissance pour Victor Hugo. Seulement, où je me fâche, où je m’insurge complètement, c’est lorsque des sectaires veulent arrêter la littérature française au romantisme. Si vous avez conquis la liberté, laissez-nous en profiter. Le romantisme n’a été qu’une émeute, il faut maintenant que nous régularisions la conquête, en produisant des œuvres vraies. Le mouvement commencé par vous se continue en nous, quoi d’étonnant ? C’est la loi humaine. Nous prenons votre esprit, mais nous ne voulons pas de votre rhétorique.
J’ai dit quelle place Victor Hugo a tenu dans ma jeunesse. Je ne l’ai pas renié ; je crois seulement qu'il est temps de le mettre dans le musée de nos grands écrivains, à côté de Corneille et de Molière. Ses drames seront repris de temps à autre, comme les formules glorieuses de l’art d’une époque. On se souviendra que Hernani a été écrit à vingt-sept ans et qu’il a apporté avec lui toute une évolution littéraire. On admirera éternellement l’éclat de cette poésie. Mais il doit être bien entendu que Hernani n’est pas la borne dernière de notre littérature dramatique, que cette littérature continue à évoluer, qu’une formule plus logique et plus profondément humaine peut succéder à la formule romantique.
Les reprises, comme celle à laquelle nous venons d’assister, ne signifient rien. Hernani est classique, et l'on ne peut que l’applaudir. Il faudrait que Victor Hugo fît jouer un des deux drames qu’il a en portefeuille, dit-on, pour qu’on jugeât de l’impression exacte sur la foule d’une œuvre nouvelle, connue d’après la même formule. Pour moi, je résumerai mon opinion en disant que les drames du poète sont du bien mauvais théâtre drapé dans de la bien belle poésie.
De tous les drames de Victor Hugo, Ruy Blas est le plus scénique, le plus humain, le plus vivant. En outre, il contient une partie comique, ou plutôt une partie fantaisiste superbe. C’est pourquoi Ruy Blas, même avant Hernani, restera au répertoire, à côté du Cid et d’Andromaque.
Le premier acte est une excellente exposition : la rage de don Salluste disgracié cherchant une vengeance, les offres qu’il fait à don César, la révolte chevaleresque de celui-ci, puis les confidences de Ruy Blas à don César, et pour finir la machination de don Salluste jetant son laquais amoureux sur le chemin de la reine. Au deuxième acte, la cour d’Espagne, sombre et formaliste, l’ennui dans lequel se meurt la reine, donnent un tableau intéressant ; puis, la façon dont la reine reconnaît dans Ruy Blas l’homme qui lui apporte des fleurs de son pays au péril de sa vie, ces deux lettres de même écriture, cette dentelle ensanglantée et cette main blessée, sont d’une très bonne mécanique théâtrale ; M. Sardou ne ferait pas mieux. L’effet du troisième acte, préparé de loin, est bien ménagé ; il y a peu de coups de théâtre aussi attendus que l’apparition de don Salluste venant faire ramasser son mouchoir par Ruy Blas, à la suite des deux premières scènes, de cette tirade où le laquais s’est révélé comme le maître tout-puissant de l’Espagne, et de ce baiser qu’une reine a posé sur son front, en le traitant d’homme de génie. Le drame était fini, Ruy Blas n’avait plus qu’à tuer don Salluste et qu’à s’empoisonner ensuite ; et c’est alors que se produit ce quatrième acte merveilleux, cet intermède de haute fantaisie, don César reparaissant et se débattant comme un hanneton dans les toiles d’araignée du dénouement. Enfin, le cinquième acte, du moment où l’on a accepté les situations, est d’un intérêt poignant ; cette reine qui apprend qu’elle a aimé un laquais, ce laquais se faisant justicier et tuant don Salluste ; puis, cette reine pleurant sur ce laquais qui s’est empoisonné et auquel elle pardonne jusqu’à le tutoyer et à l’aimer encore : ce sont là, certes, les éléments d’un dénouement peu commun, et on serait mal venu de ne pas rester saisi.
Tel est le procédé romantique, et j’insisterai, parce que l’étude de ce point littéraire me semble curieux. On raconte que l’idée première de Ruy Blas a été trouvée par Victor Hugo dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Plus tard, madame d’Aulnoy lui a fourni la donnée historique. Ainsi donc, Rousseau, servant à table mademoiselle de Breil et l’aimant d’un amour secret, c’est Ruy Blas à l’état embryonnaire. Voyez dès lors le travail qui s’est fait dans le crâne du poète. Mademoiselle de Breil ne lui