chevaux, en un mot un affreux coquin qui eût assassiné son père pour une bouteille de rhum. On l’avait surnommé le fou à cause de ses excentricités, et on eût été enchanté de s’en débarrasser.
À la fin de juillet, rien ne nous retenant plus au fort Pierre, nous en partons un vendredi, malgré les préjugés des hommes des prairies, les menaces et les lugubres prédictions des Indiens.
Si notre petite caravane ne présente pas un effectif bien imposant[1], nous avons avec nous un arsenal ambulant en la personne de notre guide indien, qui, armé d’une carabine, de deux pistolets à six coups, d’un sabre de cavalerie, d’un arc et d’un carquois bien garni de flèches, enfin d’un long couteau et d’un casse-tête, ouvre la marche avec une majesté vraiment comique.
Vêtu d’une tunique d’infanterie avec une épaulette de général d’un côté et une épaulette de laine rouge de l’autre, il ne porte ni chemise ni pantalon, et ses jambes sont enveloppées dans des guêtres de peau de daim dont les franges brodées retombent jusqu’à terre. Il a aussi, suivant l’usage indien, couvert son cheval de peintures bizarres en rouge et en jaune.
Vient ensuite notre chasseur, un jeune Indien de la tribu des Cayusses, perché et solidement attaché, au moyen de lanières de cuir, sur une mule rétive qui fait des bonds épouvantables. Il précède immédiatement notre chariot, que suivent une dizaine de chevaux et mulets en liberté, et enfin deux métis bien armés forment l’arrière-garde.
Vers le soir nous rencontrons une petite caravane qui revenait de l’intérieur avec un chargement de pelleteries, et nous campons avec eux près d’un ruisseau qui coule au milieu de hautes herbes.
Absence totale de bois, ce qui s’explique par la sécheresse extrême qui règne pendant huit ou neuf mois de l’année, par les vents glacés de l’hiver, et peut-être aussi par les incendies qui consument presque tous les ans l’herbe des prairies.
En revanche nous trouvons du bois de vache[2] en quantité, et ce combustible, une fois bien allumé, donne beaucoup de chaleur, et surtout assez de fumée pour chasser les moustiques.
La nuit venue, notre guide la passe tout entière accroupi auprès de notre petit feu, sa carabine sur ses genoux, son sabre hors du fourreau, et ses pistolets à la ceinture. Au point du jour il pousse des cris et fait des contorsions épouvantables, et, feignant d’être dangereusement malade, il nous quitte après avoir promis de nous rejoindre dans quelques jours. Sa maladie n’est autre que la terreur que lui inspirent les Pieds-Noirs.
Nous nous mettons en route, n’ayant plus désormais que la boussole pour guide.
Nous marchons toute la journée dans une plaine légèrement ondulée et couverte d’herbe bleue (herbe à bison), et nous arrivons sur les deux heures, par une chaleur brûlante, à la rivière Sheyenne, où nous campons.
Du haut d’un coteau qui domine notre camp, nous apercevons une charmante vallée plantée de peupliers à coton, de cerisiers et de groseilliers sauvages.
Vers le soir nous sommes rejoints par dix guerriers sioux, et nous reconnaissons parmi eux nos farouches orateurs du conseil, le Grand-Cœur et le Petit-Ours. Leurs dispositions hostiles de l’avant-veille ne purent tenir devant le parfum qui s’échappait de nos marmites, et ils vinrent sans cérémonie s’installer à notre bivouac et s’inviter à souper.
Un Indien peut facilement vivre trois ou quatre jours de l’air du temps, mais aussi, quand il tombe sur un bon repas, ce qu’il peut dévorer tient du prodige : viande, biscuit, café, tout disparaît avec rapidité dans son estomac de caoutchouc. Quand il n’a plus faim, il mange pour le lendemain, puis il se bourre pour le surlendemain ; enfin, en homme prudent, il remplit, non pas ses poches, mais sa chemise, s’il en a, ou toute autre partie de ses vêtements, et y renferme les restes du festin.
Le Grand-Cœur avait fait de sa chemise un véritable garde-manger, et elle renfermait, dans cinq ou six petits paquets soigneusement ficelés, du bœuf salé, du café broyé, du thé, du sucre, du lard, etc.
Pour terminer la fête, il fallut donner à chacun d’eux un peu de tabac, de la poudre et des balles.
Le Petit-Ours après avoir fumé un nombre prodigieux de calumets de la paix devint communicatif et nous offrit de nous accompagner avec sa troupe jusqu’au fort Union, offre qui nous fit trembler ; car ils auraient dévoré toutes nos provisions en moins de deux jours.
Dès quatre heures du matin nous quittons sans bruit notre camp auquel nous donnons le nom de campement de la faim ; nos voraces amis sont plongés dans un profond sommeil et nous sommes enchantés d’en être débarrassés.