laquelle ils pourront monter tour à tour, — et enfin tous les échantillons recueillis depuis mon dernier envoi. Je me prive aussi, quoique à regret, de la chambre photographique. Si je laissais mon compagnon se livrer à ce travail, la chaleur qu’il aurait à supporter dans la petite tente où il prépare et fixe ses planches, finirait par le tuer infailliblement. Un voyageur arabe m’apprend que le district maroro a été complétement dévasté par les maraudeurs vouahihis. Cette nouvelle me force à modifier nos plans et à prendre une route nouvelle pour gagner l’Ougogi ; la famine sévit sur le chemin que nous voulions suivre.
6 et 7 novembre. Muhanda et M’yombo. — Les habitants de Muhanda se dispersent à notre première apparition ; nous parvenons cependant à leur acheter quelques provisions, mais à des prix fous. Nos hommes, envoyés en fourrageurs, ont ordre de ne rien exiger. Cette modération rassure si bien nos villageois, que maintenant ils nous menacent d’une attaque nocturne, « ayant reconnu en nous, disent-ils, l’intention de piller leurs maisons et d’emmener leurs enfants. » Ces propos jettent l’alarme dans le camp, où beaucoup de nos gens passent la nuit sous les armes.
8, 9, 10 et 11 novembre. Mbumi. — Joli village, au pied d’un groupe de montagnes escarpées ; c’est le dernier, nous dit-on, où nous pourrons nous procurer les approvisionnements nécessaires pour les dix journées de marche qui nous séparent de l’Ougogo (cent quarante milles de distance). Le chef de l’endroit se montre d’une affabilité rare ; de fréquents voyages à Zanzibar lui ont appris à connaître les Anglais ; il les sait ennemis de l’esclavage auquel il ne s’est lui-même soustrait qu’en abandonnant sa résidence primitive, sur les bords de la Mukondokua. Un de nos Hottentots, qui s’est obstiné à dormir au grand soleil, paye de sa vie cette imprudence fataliste. Aucun de ses camarades ne paraît surpris qu’il ait ainsi bravé un trépas à peu près certain. « Il est mort, disent-ils, parce qu’il a voulu mourir ; » et ils ne s’en étonnent pas autrement. Cette catastrophe m’aurait décidé à les renvoyer tous, mais comme il n’en est pas un qui ne préfère suivre ma fortune, je choisis seulement deux des plus malades qui resteront à Mbumi, sous les ordres de Tabib[1], jusqu’au moment où il se présentera une occasion de les diriger vers la côte. Avant notre départ, une quarantaine de Vouaquiva (tribu voisine) arrivent pressés par la faim pour acheter des aliments. Notre hôte ayant à venger la mort de quelques-uns des siens tués naguère par les Vouaquiva s’empare de ces malheureux, hommes et femmes, et déclare qu’il les enverra vendre à Zanzibar, s’ils ne peuvent motiver les meurtres commis à son détriment.
12, 13, 14, 15 et 16 novembre. — Nos stations pendant ces journées de marche nous ont conduits successivement à Mdunhwi, à Tzanzi, à Manyongé, à Rumuma. Nous avons traversé la Mdunhwi, tributaire de la Mukondokua, et la Rumuma, sur les bords de laquelle nous passâmes la journée du 16 dans un fourré de buissons épineux. Nous avancions ainsi à marches forcées, et quelque dures qu’elles pussent paraître d’abord, nous y trouvions de grands avantages, car en abrégeant la durée du trajet, elles diminuaient d’autant les risques de maladie, de guerre, de famine et de révolte.
Nous arrivâmes enfin, le 17, à Inengé, au pied de la chaîne occidentale ; mais nous n’y arrivâmes pas tous. Quelques traînards, épuisés par la fatigue et la soif, s’étaient laissé distancer. Le caporal des Hottentots, s’égarant à la poursuite d’une mule perdue, nécessita l’envoi d’un détachement de vingt hommes qui finirent par retrouver leur camarade, et non-seulement lui, mais quatre prisonniers, deux hommes et deux femmes, enlevés à la suite d’une rixe avec les indigènes. Je les gardai, m’imaginant qu’on me ramènerait la mule à titre de rançon ; mais j’attendis inutilement jusqu’au 20, où, de guerre lasse, il me fallut relâcher mes captifs, attendu la rareté toujours croissante de nos provisions. Ils me quittèrent avec peine, car le régime du camp leur convenait à merveille ; jamais ils n’avaient été si bien nourris, et il leur en coûtait de retourner vivre de « pain de singe » au pied des calebassiers énormes qui leur fournissent cet aliment primitif.
La nuit du 20 au 21 novembre nous trouve campés dans un ravin, au pied de la grande chaîne occidentale et non loin de la station d’Ougogo, où cessent les montagnes de l’Ousagara.
IV
Après deux jours de campement, nous arrivâmes à Ougogo pour y passer le 23, le 24 et le 25. Le pays a un aspect sauvage, et les habitants, toujours armés, fatiguent le voyageur par leur curiosité assidue, leurs démonstrations railleuses, leur familiarité grossière. Aussi les caravanes campent-elles en général au dehors des villages parmi les figuiers et les calebassiers (bugu) qui poussent de tous côtés. L’eau était rare dans l’Ougogo ; elle se payait le même prix que coûte ordinairement la bière indigène. Aussi me trouvai-je très-contrarié d’avoir à faire halte par suite de la désertion de nos mules, qui, trompant la surveillance dont elles étaient l’objet, s’en retournèrent jusqu’à Marenga-Mkhali (l’Eau-Salée), d’où^ elles nous furent ramenées par quelques Vouagogo qui s’étaient chargés de la besogne, moyennant quatre mètres de nierkani payés d’avance et quatre autres que j’avais promis de leur compter à leur retour. Pendant cette résidence forcée, nous n’entendîmes parler que des Vouahumba, maraudeurs redoutés dont on annonçait l’arrivée prochaine. Le 26, les mules étant revenues, nous nous mîmes en route. Le 27, la fatigue de ces animaux nous força de faire halte à Kanyényé : huit de nos portefaix vouanyamuézi disparurent ce jour-là et emportèrent avec eux la meilleure partie de leur cargaison. Je profitai du répit pour aller me poster à l’affût sous la direction d’un guide indigène, dans le voisi-
- ↑ Ancien domestique du colonel Rigby.