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Page:Le Tour du monde - 09.djvu/174

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Le rapprochement des parois minérales avait doté l’écho de la localité d’une irritabilité de sensitive. Le bruit de la rame, le clapotis de l’eau, la moindre parole dite à voix basse étaient reproduits par lui avec une vivacité surprenante et surtout avec une puissance d’organe, dont nous n’aurions jamais cru susceptible la pauvre nymphe à qui, de son amour passé pour le beau Narcisse il n’est resté, dit-on, que le souffle. De gros canards au plumage brun, des mouettes blanches, des hirondelles noires au poitrail blanc, à la queue longue et très-fourchue, compagnons habituels de cet écho de Canari, nageaient sur les eaux calmes ou les effleuraient du tranchant de leurs ailes. Le plomb de sonde, submergé à deux reprises, trouva fond par treize et dix-huit brasses.

Sur une étendue d’une lieue, nous ne relevâmes qu’un seul rapide, prodige qui nous remplit d’admiration. Pendant que nous réfléchissions sur la chose, la petite rivière de Chigalosigri nous apparut coupant la berge à notre gauche. Il est probable que nous serions passé devant elle, sans lui accorder d’autre souvenir qu’une mention géographique sur notre livre de notes et sur notre livre de rumbs, un relevé à la boussole de la direction visible de son cours, si un détail frais et charmant dont nous fûmes frappé, ne lui eût valu alors un de nos plus gracieux sourires, comme il lui vaut aujourd’hui un dessin encadré dans notre prose descriptive. Juste à l’entrée de la rivière, qui n’avait guère plus de dix pas de largeur et dans la pénombre verdâtre formée par les grands massifs de ses rives, se trouvait un radeau monté par trois Antis et qu’on eût cru placé là tout exprès pour la plus grande joie d’un peintre d’aquarelles. Sur ce radeau, grossièrement construit, deux sauvages étaient accroupis, l’un d’eux en avant et les bras croisés, bayait aux hirondelles, le second, un peu en arrière, caressait un grand singe noir, — l’Ateles niger des naturalistes, — ou, ce qui est plus probable, se laissait débarrasser par l’animal des hôtes parasites établis dans sa chevelure. Le troisième sauvage, debout, un arc et des flèches à la main, dominait la composition dont les vides étaient remplis par des régimes de bananes, des coloquintes douces, des anones et deux ou trois poissons couchés sur des feuilles d’héliconias. J’allais oublier une machine ingénieuse, espèce de perchoir formé par trois bâtons liés par un de leurs bouts, et pourvu de traverses sur lesquelles se tenaient immobiles un hocco, deux aras et deux toucans, que leurs becs superlatifs, assez semblables à certains nez de notre connaissance, recommandaient, bien plus que leur plumage, à l’attention des caricaturistes.

Quelques minutes nous suffirent pour prendre langue avec ces naturels et leur acheter les animaux vivants, les poissons et les fruits qui se trouvaient sur le radeau. Je ne sais trop quelles phrases ils échangèrent avec nos gens, ni les informations qu’ils prirent sur notre compte ; mais par le résultat de la conférence nous pûmes juger du bon témoignage que les pilotes et les rameurs Antis avaient porté sur nous ; ces inconnus détachèrent leur radeau de la rive où il était amarré, se mêlèrent à nous et partirent à notre suite, sans s’embarrasser des dangers du chemin.

Nous franchîmes en leur compagnie les cascades de Chigalosiato, où la pirogue du chef de la commission péruvienne fut à demi submergée par les lames, celle de Tinsani, où la mienne toucha contre une roche et faillit chavirer, puis successivement celles de Quiempini, de Camasiqui, de Chicantoni, de Cominconi et de Talancata, où chacun de nos compagnons eut à subir les rudes soufflets de la vague, sans préjudice d’une perte quelconque. En jetant les yeux sur mon livre de notes, je trouve à la date de ce jour néfaste et dans le trajet de cinq lieues qui sépare Chigalosigri de Manugali, ces mots répétés de trois lignes en trois lignes : — ma canoa s’est emplie ; — sa pirogue vient de couler ; leur embarcation a été submergée. Aujourd’hui ces notes au crayon ne me causent qu’une impression médiocre et me font tout au plus sourire et rêver ; mais à l’heure où je les prenais, ma main devait trembler un peu, si j’en juge par la façon presque illisible dont elles sont écrites.

Relevé fait à notre droite de deux cours d’eau sans importance, appelés Pamocuato et Tanaquiato, nous arrivâmes mouillés et affamés devant la plage de Manugali. Bien que le soleil fût encore haut à l’horizon, nous débarquâmes en ce lieu avec l’intention d’y finir la journée. Nos embarcations furent amarrées aux arbres du rivage. Guidés par les Antis, nous traversâmes la plage et, derrière un rideau de verdure qu’on eût pris pour la lisière de la forêt et qui n’était qu’un trompe-l’œil, destiné à donner le change aux passants[1], nous aperçûmes au milieu d’une plantation de maïs, de rocou, de piment, de manioc et de cannes à sucre, deux ajoupas vers lesquels nous nous dirigeâmes.

Ces ajoupas, pourvus des ustensiles et des menus objets propres à la vie du sauvage, étaient déserts pour le moment. Aux cendres encore tièdes du foyer, aux cruches, aux marmites éparses sur le sol, on devinait que leurs propriétaires ne s’étaient éloignés que fortuitement et pouvaient revenir d’un instant à l’autre. Malgré cette idée ou peut-être à cause d’elle, nos Antis furetèrent dans tous les coins et firent main-basse sur les objets à leur convenance. L’un s’empara d’un cuir de tapir encore frais, qu’on avait mis à sécher sur deux perches en croix, l’autre s’appropria une botte de hampes florales de l’arundo géant pour en faire des

  1. Les Antis, et à leur exemple beaucoup d’autres nations sauvages que nous verrons plus tard, édifient leur demeure dans les quebradas ou gorges qui aboutissent à la grande rivière plutôt que sur les berges de cette dernière, et cela pour empêcher que leur logis et leur plantation ne soient visités et pillés par d’autres sauvages en partie de chasse ou de pêche sur la rivière. Quand ils se décident à édifier leur hutte au bord d’un de ces grands cours d’eau, ils ont soin de la masquer par un rideau d’arbres et de lianes, c’est-à-dire de laisser la végétation de la rive telle que la nature l’a faite, et de pratiquer leur défrichement à trente, cinquante ou cent pas dans l’intérieur de la forêt. Un Européen ne se douterait jamais, en naviguant sur la rivière, qu’une hutte et un champ d’Indien s’élèvent à quelques pas de lui, et les sauvages mêmes, à moins d’appartenir à la nation de l’individu, s’y trompent quelquefois.