Franciscain. Une fois entré dans la voie des confidences, je ne m’arrêtai qu’après avoir épanché dans le sein de l’amitié toute la bile que j’avais sécrétée depuis vingt-quatre heures. Comme cette première lettre me soulagea un peu, je pensai que si j’en écrivais une seconde, je serais tout à fait guéri, et me mis incontinent à l’œuvre. La rédaction de cette seconde épître, adressée au préfet de Cuzco, me coûta une heure et demie de travail ; il est vrai qu’elle contenait des détails explicites sur la Mission de Cocabambillas et des renseignements sur le tripotage commercial dont m’avait parlé le compatriote…
Deux jours s’écoulèrent, que j’employai tout entiers à défaire mes ballots, à classer et à répartir leur contenu dans des paquets d’un faible volume, plus faciles à arrimer dans une pirogue, et que je pouvais avoir sous la main pour m’en servir à l’occasion. Le compatriote m’avait obligeamment aidé dans ce travail abrutissant. Déjà nous commencions à nous étonner de n’avoir ni vent ni nouvelles de l’expédition annoncée, quand dans l’après midi du troisième jour, et comme mon hôte m’avait laissé seul un moment, je vis brusquement apparaître un jeune homme tout de gris habillé, coiffé d’un chapeau de paille et portant un fusil de chasse en bandoulière. Il vint à moi, et retirant civilement son couvre-chef :
« Monsieur, me dit-il dans un mauvais espagnol qui me fit sourire, mais avec un pur accent parisien qui m’alla au cœur : je suis attaché à une expédition savante en tournée. Le gouverneur d’Echarati, chez qui mes compagnons et moi nous sommes descendus, nous a dit que le propriétaire de cette hacienda était un Français, et j’avais hâte de m’en assurer par moi-même. Pourriez-vous me dire s’il est chez lui ?
— Il est absent pour le moment, répondis-je en français à mon interlocuteur, mais il ne peut tarder à revenir… »
Le jeune homme ne me laissa pas le temps d’achever ma phrase et de lui offrir, pour s’asseoir, un banc à défaut d’une chaise ; emporté par un élan qu’il ne put maîtriser, il prit ma main, la serra dans les siennes et me dit impétueusement : « Ah ! vous êtes Français ! » Ce geste et cette exclamation, si spontanés, si vrais, si naturels, furent comme une échappée par laquelle j’entrevis le fond du cœur de ce jeune inconnu. Il est de ces natures simples et sans artifice qu’on déchiffre et qu’on juge à première vue. Un quart d’heure de conversation lui suffit pour m’apprendre son nom et son âge, me dire les pays qu’il avait visités et les amitiés qu’il laissait derrière lui. À ces renseignements déjà suffisants, il allait probablement ajouter le récit de ses amours nomades et de ses équipées, si l’arrivée du compatriote ne l’eût interrompu. Après l’échange des premières civilités, notre jeune homme le félicita d’être possesseur d’une ferme aussi vaste, aussi belle, aussi bien cultivée que celle de Bellavista, et vanta surtout le nombre et la sage disposition des bâtiments. Comme je cherchais un sens à ces politesses flatteuses pour l’amour propre du compatriote, le Parisien ajouta négligemment :
« Nous sommes bien mal logés à Echarati ; nous y manquons de tout. Heureusement nous le quittons bientôt. » Ces quelques mots valaient un long discours, et je m’émerveillai que notre voyageur unît dans un âge encore tendre, — il comptait vingt-trois printemps, tant d’amabilité et d’enjouement à tant de réflexion. Mais la diplomatie, pensai-je, est une serre-chaude qui développe de bonne heure les facultés de l’homme, et cet apprenti diplomate est un beau fruit mûr avant sa saison. Le jeune homme s’en alla comme il était venu, mais en promettant de revenir nous voir le lendemain.
Resté seul avec le compatriote, j’entrepris, au nom de la France et de l’empire qu’elle exerce sur tous les cœurs bien nés, de le décider à offrir à l’altesse et aux cinq personnes de sa suite, la table et le logement pen-