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Le Docteur Pascal/10

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G. Charpentier (p. 246-275).


X


Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur Pascal un reçu de quinze cents francs, pour aller toucher ce qu’elle appelait « leurs rentes », chez le notaire Grandguillot. Il parut surpris que l’échéance fût si tôt revenue : jamais il ne s’était désintéressé à ce point des questions d’argent, se déchargeant sur elle du souci de tout régler. Et il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre, rafraîchis délicieusement par l’éternelle chanson de la source, lorsque la servante revint, effarée, en proie à une émotion extraordinaire.

Elle ne put parler tout de suite, tellement le souffle lui manquait.

— Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu… M. Grandguillot est parti !

Pascal ne comprit pas d’abord.

— Eh bien ! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour.

— Mais non ! mais non ! il est parti, entendez-vous, parti tout à fait…

Et, comme dans la rupture d’une écluse, les mots jaillirent, sa violente émotion se vida.

— J’arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte… Le petit froid me prend, je sens qu’il est arrivé un malheur. Et la porte fermée, pas une persienne ouverte, une maison de mort… ouverte, une maison de mort… Tout de suite, le monde m’a dit qu’il avait filé, qu’il ne laissait pas un sou, que c’était la ruine pour les familles.

Elle posa le reçu sur la table de pierre.

— Tenez ! le voilà, votre papier ! C’est fini, nous n’avons plus un sou, nous allons mourir de faim !

Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans la détresse de son cœur d’avare, éperdue de cette perte d’une fortune et tremblante devant la misère menaçante.

Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux sur Pascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâcha de calmer Martine. Voyons ! voyons ! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si elle ne savait l’affaire que par les gens de la rue, elle ne rapportait peut-être bien que des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme d’une si grande honnêteté ! une maison aimée et respectée de tout Plassans, depuis plus d’un siècle ! L’argent était là, disait-on, plus solide qu’à la Banque de France.

— Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs… Que diable ! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit.

Alors, elle eut un geste désespéré.

— Eh ! monsieur, c’est ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, ça me rend un peu responsable… Moi, voilà des semaines que j’entends circuler des histoires… Vous autres, naturellement, vous n’entendez rien, vous ne savez pas si vous vivez…

Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c’était bien vrai qu’ils s’aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits ordinaires de l’existence ne leur parvenait.

— Seulement, comme elles étaient très vilaines, ces histoires, je n’ai pas voulu vous en tourmenter, j’ai cru qu’on mentait.

Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M. Grandguillot d’avoir joué à la Bourse, d’autres affirmaient qu’il avait des femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, des passions abominables. Et elle se remit à sangloter.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que nous allons devenir ? Nous allons donc mourir de faim !

Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde, Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumière dans son esprit. Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, c’était en plusieurs fois qu’il avait déposé chez M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seize ans déjà ; et, chaque fois, le notaire lui avait donné un reçu de la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait d’établir sa situation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague se réveilla au fond de sa mémoire : sans qu’il pût préciser la date, sur la demande et à la suite de certaines explications du notaire, il lui avait remis une procuration à l’effet d’employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires ; et il était même certain que, sur cette procuration, le nom du mandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si l’on avait fait usage de cette pièce, il ne s’était jamais préoccupé de savoir comment ses fonds pouvaient être placés.

De nouveau, son angoisse d’avare fit jeter ce cri à Martine :

— Ah ! monsieur, vous êtes bien puni par où vous avez péché ! Est-ce qu’on abandonne son argent comme ça ! Moi, entendez-vous ! je sais mon compte à un centime près, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les chiffres et les titres.

Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à sa face. C’était sa lointaine et entêtée passion satisfaite, ses quatre cents francs de gages à peine écornés, économisés, placés pendant trente ans, aboutissant enfin, par l’accumulation des intérêts, à l’énorme somme d’une vingtaine de mille francs. Et ce trésor était intact, solide, déposé à l’écart, dans un endroit sûr, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d’aise, elle évita d’ailleurs d’insister davantage.

Pascal se récriait.

— Eh ! qui vous dit que tout notre argent est perdu ! Monsieur Grandguillot avait une fortune personnelle, il n’a pas emporté, je pense, sa maison et ses propriétés. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis m’habituer à le croire un simple voleur… Le seul ennui est qu’il va falloir attendre.

Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croître l’inquiétude. Elle le regardait, elle regardait la Souleiade, autour d’eux, seulement préoccupée de son bonheur, à lui, dans l’ardent désir de toujours vivre là, comme par le passé, de l’aimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-même, à vouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, n’ayant jamais vécu pour l’argent, ne s’imaginant pas qu’on pouvait en manquer et en souffrir.

— Mais j’en ai de l’argent ! finit-il par crier. Qu’est-ce qu’elle raconte donc, Martine, que nous n’avons plus un sou et que nous allons mourir de faim !

Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à le suivre.

— Venez, venez donc ! Je vais vous en montrer, de l’argent ! Et j’en donnerai à Martine, pour qu’elle nous fasse un bon dîner, ce soir.

En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le tablier du secrétaire. C’était là, au fond d’un tiroir, qu’il avait, pendant près de seize ans, jeté les billets et l’or que ses derniers clients lui apportaient d’eux-mêmes, sans qu’il leur réclamât jamais rien. Et jamais non plus il n’avait su exactement le chiffre de son petit trésor, prenant à son gré, pour son argent de poche, ses expériences, ses aumônes, ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes et sérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver les sommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse, presque nulles comme dépenses, qu’il avait fini par croire ses économies inépuisables.

Aussi riait-il d’aise.

— Vous allez voir ! vous allez voir !

Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreuses parmi un amas de notes et de factures, il ne put réunir qu’une somme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. Il secouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coins du tiroir, en se récriant.

— Mais ce n’est pas possible ! mais il y en a toujours eu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci !… Il faut que ce soient toutes ces vieilles factures qui m’aient trompé. Je vous jure que l’autre semaine, j’en ai vu, j’en ai touché beaucoup.

Il était d’une bonne foi si amusante, il s’étonnait avec une telle sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put s’empêcher de rire. Ah ! ce pauvre maître, quel homme d’affaires pitoyable ! Puis, comme elle remarqua l’air fâché de Martine, son absolu désespoir devant ce peu d’argent qui représentait maintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise d’un attendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis qu’elle murmurait :

— Mon Dieu ! c’est pour moi que tu as tout dépensé, c’est moi la ruine, la cause unique, si nous n’avons plus rien !

En effet, il avait oublié l’argent pris pour les cadeaux. La fuite était là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et, comme, dans sa douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands, il s’irrita.

— Ce que je t’ai donné, le rendre ! Mais ce serait un peu de mon cœur que tu rendrais avec ! Non, non, je mourrais de faim à côté, je te veux telle que je t’ai voulue !

Puis, confiant, voyant s’ouvrir un avenir illimité :

— D’ailleurs, ce n’est pas encore ce soir que nous mourrons de faim, n’est-ce pas, Martine ?… Avec ça, nous irons loin.

Martine hocha la tête. Elle s’engageait bien à aller deux mois avec ça, peut-être trois, si l’on était très raisonnable, mais pas davantage. Autrefois, le tiroir était alimenté, de l’argent arrivait toujours un peu ; tandis que, maintenant, les rentrées étaient complètement nulles, depuis que monsieur abandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant :

— Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tâcher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons… Mais soyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs d’or, fermez le tiroir et ne le rouvrez plus.

— Oh ! ça, cria le docteur, tu peux être tranquille ! Je me couperais plutôt la main.

Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition de ces ressources dernières ; et l’on pouvait se fier à son économie, on était sûr qu’elle rognerait sur les centimes. Quant à Clotilde, qui n’avait jamais eu de bourse personnelle, elle ne devait même pas s’apercevoir du manque d’argent. Seul, Pascal souffrirait de n’avoir plus son trésor ouvert, inépuisable ; mais il s’était formellement engagé à tout faire payer par la servante.

— Ouf ! voilà de la bonne besogne ! dit-il, soulagé, heureux, comme s’il venait d’arranger une affaire considérable, qui assurait pour toujours leur existence.

Une semaine s’écoula, rien ne semblait changé à la Souleiade. Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus se douter de la misère menaçante. Et, un matin que celle-ci était sortie avec Martine, pour l’accompagner au marché, le docteur, resté seul, reçut une visite, qui le remplit d’abord d’une sorte de terreur. C’était la revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point d’Alençon, cette merveille, son premier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentation possible, qu’il en tremblait. Avant même que la marchande eût prononcé une parole, il se défendit : non ! non ! il ne pouvait, il ne voulait rien acheter ; et, les mains en avant, il l’empêchait de rien sortir de son petit sac de cuir.

Elle pourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de la victoire. D’une voix continue, enveloppante, elle se mit à parler, à lui conter une histoire : oui ! une dame qu’elle ne pouvait pas nommer, une des dames les plus distinguées de Plassans, frappée d’un malheur, réduite à se défaire d’un bijou ; puis, elle s’étendit sur la superbe occasion, un bijou qui avait coûté plus de douze cents francs, qu’on se résignait à laisser pour cinq cents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré l’effarement, l’anxiété croissante du docteur ; elle en tira une mince chaîne de cou, garnie par devant de sept perles, simplement ; mais les perles avaient une rondeur, un éclat, une limpidité admirables. Cela était très fin, très pur, d’une fraîcheur exquise. Tout de suite, il l’avait vu, ce collier, au cou délicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont il gardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou l’aurait inutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, déjà, il l’avait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvait une mortelle peine à l’idée de le rendre.

Pourtant, il se défendait toujours, jurait qu’il n’avait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa voix égale, à faire valoir le bon marché, qui était réel. Après un quart d’heure encore, quand elle crut le tenir, elle voulut bien, tout d’un coup, laisser le collier à trois cents francs ; et il céda, sa folie du don fut la plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole. Lorsqu’il alla prendre les quinze pièces d’or, dans le tiroir, pour les compter à la marchande, il était convaincu que les affaires s’arrangeraient, chez le notaire, et qu’on aurait bientôt beaucoup d’argent.

Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut pris d’une joie d’enfant, il prépara sa petite surprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleversé d’impatience. Et, quand il l’aperçut, son cœur battit à se rompre. Elle avait très chaud, l’ardent soleil d’août embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sa promenade, racontant avec des rires le bon marché que Martine venait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué par l’émotion, l’avait suivie dans sa chambre ; et, comme elle n’était plus qu’en jupon, les bras nus, les épaules nues, il affecta de remarquer quelque chose à son cou.

— Tiens ! qu’est-ce que tu as donc là ? Fais voir.

Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre, en feignant de promener ses doigts, pour s’assurer qu’elle n’avait rien. Mais elle se débattait, gaiement.

— Finis donc ! Je sais bien qu’il n’y a rien… Voyons, qu’est-ce que tu trafiques, qu’est-ce que tu as qui me chatouille ?

D’une étreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyché, où elle se vit toute. À son cou, la mince chaîne n’était qu’un fil d’or, et elle aperçut les sept perles comme des étoiles laiteuses, nées là et doucement luisantes sur la soie de sa peau. C’était enfantin et délicieux. Tout de suite, elle eut un rire charmé, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge.

— Oh ! maître, maître ! que tu es bon !… Tu ne penses donc qu’à moi ?… Comme tu me rends heureuse !

Et la joie qu’elle avait dans les yeux, cette joie de femme et d’amante, ravie d’être belle, d’être adorée, le récompensait divinement de sa folie.

Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait les lèvres. Il se pencha, ils se baisèrent.

— Tu es contente ?

— Oh ! oui, maître, contente, contente !… C’est si doux, si pur, les perles ! Et celles-ci me vont si bien !

Un instant encore, elle s’admira dans la glace, innocemment vaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant à un besoin de se montrer, entendant remuer la servante dans la salle voisine, elle s’échappa, courut à elle, en jupon, la gorge nue.

— Martine ! Martine ! Vois donc ce que maître vient de me donner !… Hein, suis-je belle !

Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille, sa joie fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirement jaloux que son éclatante jeunesse produisait chez cette pauvre créature, usée dans la résignation muette de sa domesticité, en adoration devant son maître. Ce ne fut là, d’ailleurs, que le premier mouvement d’une seconde, inconscient pour l’une, à peine soupçonné par l’autre ; et ce qui restait, c’était la désapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteux regardé de travers et condamné.

Clotilde fut saisie d’un petit froid.

— Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dans son secrétaire… C’est très cher, les perles, n’est-ce pas ?

Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua l’occasion superbe, conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire incroyable : on ne pouvait pas ne pas acheter.

— Combien ? interrogea la jeune fille, avec une véritable anxiété.

— Trois cents francs.

Et Martine, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, terrible dans son silence, ne put retenir ce cri :

— Bon Dieu ! de quoi vivre six semaines, et nous n’avons pas de pain !

De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle aurait arraché le collier de son cou, si Pascal ne l’en avait empêchée. Elle parlait de le rendre sur-le-champ, elle bégayait, éperdue :

— C’est vrai, Martine a raison… Maître est fou, et je suis folle moi-même, à garder ça une minute, dans la situation où nous sommes… Il me brûlerait la peau. Je t’en supplie, laisse-le-moi reporter.

Jamais il ne voulut y consentir. Il se désolait avec elles deux, reconnaissait sa faute, criait qu’il était incorrigible, qu’on aurait dû lui enlever tout l’argent. Et il courut au secrétaire, apporta les cent francs qui lui restaient, força Martine à les prendre.

— Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou ! Je le dépenserais encore… Tenez ! Martine, vous êtes la seule raisonnable. Vous ferez durer l’argent, j’en suis bien convaincu, jusqu’à ce que nos affaires soient arrangées… Et toi, chérie, garde ça, ne me fais point de peine. Embrasse-moi, va t’habiller.

Il ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotilde avait gardé le collier au cou, sous sa robe ; et cela était d’une discrétion charmante, ce petit bijou si fin, si joli, ignoré de tous, qu’elle seule sentait sur elle. Parfois, dans leur intimité, elle souriait à Pascal, elle sortait vivement les perles de son corsage, pour les lui montrer, sans une parole ; et, du même geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiède, délicieusement émue. C’était leur folie qu’elle lui rappelait, avec une gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive. Jamais plus elle ne les quitta.

Une vie de gêne, douce malgré tout, commença dès lors. Martine avait fait un inventaire exact des ressources de la maison, et c’était désastreux. Seule, la provision de pommes de terre promettait d’être sérieuse. Par une malchance, la jarre d’huile tirait à sa fin, de même que le dernier tonneau de vin s’épuisait. La Souleiade, n’ayant plus ni vignes ni oliviers, ne produisait guère que quelques légumes et un peu de fruits, des poires qui n’étaient pas mûres, du raisin de treille qui allait être l’unique régal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et la viande. Aussi, dès le premier jour, la servante rationna-t-elle Pascal et Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les crèmes, les pâtisseries, réduisant les plats à la portion congrue. Elle avait repris toute son autorité d’autrefois, elle les traitait en enfants, qu’elle ne consultait même plus sur leurs désirs ni sur leurs goûts. C’était elle qui réglait les menus, qui savait mieux qu’eux ce dont ils avaient besoin, maternelle d’ailleurs, les entourant de soins infinis, faisant ce miracle de leur donner encore de l’aisance pour leur pauvre argent, ne les bousculant parfois que dans leur intérêt, comme on bouscule les gamins qui ne veulent pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singulière maternité, cette immolation dernière, cette paix de l’illusion dont elle entourait leurs amours, la contentait un peu elle aussi, la tirait du sourd désespoir où elle était tombée. Depuis qu’elle veillait ainsi sur eux, elle avait retrouvé sa petite figure blanche de nonne vouée au célibat, ses calmes yeux couleur de cendre. Lorsque, après les éternelles pommes de terre, la petite côtelette de quatre sous, perdue au milieu des légumes, elle arrivait, certains jours, sans compromettre son budget, à leur servir des crêpes, elle triomphait, elle riait de leurs rires.

Pascal et Clotilde trouvaient tout très bien, ce qui ne les empêchait pas de la plaisanter, quand elle n’était pas là. Les anciennes moqueries sur son avarice recommençaient, ils prétendaient qu’elle comptait les grains de poivre, tant de grains par chaque plat, histoire de les économiser. Quand les pommes de terre manquaient par trop d’huile, quand les côtelettes se réduisaient à une bouchée, ils échangeaient un vif coup d’œil, ils attendaient qu’elle fût sortie, pour étouffer leur gaieté dans leur serviette. Ils s’amusaient de tout, ils riaient de leur misère.

À la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine. D’habitude, elle prélevait elle-même ses quarante francs sur la bourse commune qu’elle tenait.

— Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vous faire pour vos gages, puisqu’il n’y a plus d’argent ?

Elle resta un instant, les yeux à terre, l’air consterné.

— Dame ! monsieur, il faudra bien que j’attende.

Mais il voyait qu’elle ne disait pas tout, qu’elle avait eu l’idée d’un arrangement, dont elle ne savait de quelle façon lui faire l’offre. Et il l’encouragea.

— Alors, du moment que monsieur y consentirait, j’aimerais mieux que monsieur me signât un papier.

— Comment, un papier ?

— Oui, un papier où monsieur, chaque mois, dirait qu’il me doit quarante francs.

Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut très heureuse, elle le serra avec soin, comme du bel et bon argent. Cela, évidemment, la tranquillisait. Mais ce papier devint, pour le docteur et sa compagne, un nouveau sujet d’étonnement et de plaisanterie. Quel était donc l’extraordinaire pouvoir de l’argent sur certaines âmes ? Cette vieille fille qui les servait à genoux, qui l’adorait surtout, lui, au point de lui avoir donné sa vie, et qui prenait cette garantie imbécile, ce chiffon de papier sans valeur, s’il ne pouvait la payer !

Du reste, ni Pascal ni Clotilde n’avaient eu, jusque-là, un grand mérite à garder leur sérénité dans l’infortune, car ils ne sentaient pas celle-ci. Ils vivaient au-dessus, plus loin, plus haut, dans l’heureuse et riche contrée de leur passion. À table, ils ignoraient ce qu’ils mangeaient, ils pouvaient faire le rêve de mets princiers, servis sur des plats d’argent. Autour d’eux, ils n’avaient pas conscience du dénuement qui croissait, de la servante affamée, nourrie de leurs miettes ; et ils marchaient par la maison vide comme à travers un palais tendu de soie, regorgeant de richesses. Ce fut certainement l’époque la plus heureuse de leurs amours. La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieille indienne, couleur d’aurore, où ils ne savaient comment épuiser l’infini, le bonheur sans fin d’être aux bras l’un de l’autre. Ensuite, la salle de travail gardait les bons souvenirs du passé, à ce point qu’ils y vivaient les journées, comme drapés luxueusement dans la joie d’y avoir déjà vécu si longtemps ensemble. Puis, dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, c’était le royal été qui dressait sa tente bleue, éblouissante d’or. Le matin, le long des allées embaumées de la pinède, à midi, sous l’ombre noire des platanes, rafraîchie par la chanson de la source, le soir, sur la terrasse qui se refroidissait ou sur l’aire encore tiède, baignée du petit jour bleu des premières étoiles, ils promenaient avec ravissement leur existence de pauvres, dont la seule ambition était de vivre toujours ensemble, dans l’absolu dédain de tout le reste. La terre était à eux, et les trésors, et les fêtes, et les souverainetés, du moment qu’ils se possédaient.

Vers la fin d’août, cependant, les choses se gâtèrent encore. Ils avaient parfois des réveils inquiets, au milieu de cette vie sans liens ni devoirs, sans travail, qu’ils sentaient si douce, mais impossible, mauvaise à toujours vivre. Un soir, Martine leur déclara qu’elle n’avait plus que cinquante francs, et qu’on aurait du mal à vivre deux semaines, en cessant de boire du vin. D’autre part, les nouvelles devenaient graves, le notaire Grandguillot était décidément insolvable, les créanciers personnels eux-mêmes ne toucheraient pas un sou. D’abord, on avait pu compter sur la maison et deux fermes que le notaire en fuite laissait forcément derrière lui ; mais il était certain, maintenant, que ces propriétés se trouvaient mises au nom de sa femme ; et, pendant que lui, en Suisse, disait-on jouissait de la beauté des montagnes, celle-ci occupait une des fermes, qu’elle faisait valoir, très calme, loin des ennuis de leur déconfiture. Plassans bouleversé racontait que la femme tolérait les débordements du mari, jusqu’à lui permettre les deux maîtresses qu’il avait emmenées au bord des grands lacs. Et Pascal, avec son insouciance habituelle, négligeait même d’aller voir le procureur de la République, pour causer de son cas, suffisamment renseigné par tout ce qu’on lui racontait, demandant à quoi bon remuer cette vilaine histoire, puisqu’il n’y avait plus rien de propre ni d’utile à en tirer.

Alors, à la Souleiade, l’avenir apparut menaçant. C’était la misère noire, à bref délai. Et Clotilde, très raisonnable au fond, fut la première à trembler. Elle gardait sa gaieté vive, tant que Pascal était là ; mais, plus prévoyante que lui, dans sa tendresse de femme, elle tombait à une véritable terreur, dès qu’il la quittait un instant, se demandant ce qu’il deviendrait, à son âge, chargé d’une maison si lourde. Tout un plan l’occupa en secret pendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, avec ses pastels. On s’était récrié tant de fois devant son talent singulier et si personnel, qu’elle mit Martine dans sa confidence et la chargea, un beau matin, d’aller offrir plusieurs de ses bouquets chimériques au marchand de couleurs du cours Sauvaire, qui était, affirmait-on, en relation de parenté avec un peintre de Paris. La condition formelle était de ne rien exposer à Plassans, de tout expédier au loin. Mais le résultat fut désastreux, le marchand resta effrayé devant l’étrangeté de l’invention, la fougue débridée de la facture, et il déclara que jamais ça ne se vendrait. Elle en fut désespérée, de grosses larmes lui vinrent aux yeux. À quoi servait-elle ? c’était un chagrin et une honte, de n’être bonne à rien ! Et il fallut que la servante la consolât, lui expliquât que toutes les femmes sans doute ne naissent pas pour travailler, que les unes poussent comme les fleurs dans les jardins, pour sentir bon, tandis que les autres sont le blé de la terre, qu’on écrase et qui nourrit.

Cependant, Martine ruminait un autre projet qui était de décider le docteur à reprendre sa clientèle. Elle finit par en parler à Clotilde, qui, tout de suite, lui montra les difficultés, l’impossibilité presque matérielle d’une pareille tentative. Justement, elle en avait causé avec Pascal, la veille encore. Lui aussi se préoccupait, songeait au travail, comme à l’unique chance de salut. L’idée de rouvrir un cabinet de consultation devait lui venir la première. Mais il était depuis si longtemps le médecin des pauvres ! Comment oser se faire payer, lorsqu’il y avait tant d’années déjà qu’il ne réclamait plus d’argent ? Puis, n’était-ce pas trop tard, à son âge, pour recommencer une carrière ? sans compter les histoires absurdes qui couraient sur lui, toute cette légende de génie à demi fêlé qu’on lui avait faite. Il ne retrouverait pas un client, ce serait une cruauté inutile que de le forcer à un essai, dont il reviendrait sûrement le cœur meurtri et les mains vides. Clotilde, au contraire, s’employait toute, pour l’en détourner ; et Martine comprit ces bonnes raisons, s’écria, elle aussi, qu’il fallait l’empêcher de courir le risque d’un si gros chagrin. D’ailleurs, en causant, une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir d’un ancien registre découvert par elle dans une armoire, et sur lequel, autrefois, elle avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup de gens n’avaient jamais payé, de sorte qu’une liste de ceux-ci occupait deux grandes pages du registre. Pourquoi donc, maintenant qu’on était malheureux, n’aurait-on pas exigé de ces gens les sommes qu’ils devaient ? On pouvait bien agir sans en parler à monsieur, qui avait toujours refusé de s’adresser à la justice. Et, cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce fut tout un complot : elle-même releva les créances, prépara les notes, que la servante alla porter. Mais nulle part elle ne toucha un sou, on lui répondit de porte en porte qu’on examinerait, qu’on passerait chez le docteur. Dix jours s’écoulèrent, personne ne vint, il n’y avait plus à la maison que six francs, de quoi vivre deux ou trois jours encore.

Martine, le lendemain, comme elle rentrait les mains vides, d’une nouvelle démarche chez un ancien client, prit Clotilde à part, pour lui raconter qu’elle venait de causer avec madame Félicité, au coin de la rue de la Banne. Celle-ci, sans doute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas les pieds à la Souleiade. Même le malheur qui frappait son fils, cette perte brusque d’argent dont parlait toute la ville, ne l’avait pas rapprochée de lui. Mais elle attendait dans un frémissement passionné, elle ne gardait son attitude de mère rigoriste, ne pactisant pas avec certaines fautes, que certaine de tenir enfin Pascal à sa merci, comptant bien qu’il allait être forcé de l’appeler à son aide, un jour ou l’autre. Quand il n’aurait plus un sou, qu’il frapperait à sa porte, elle dicterait ses conditions, le déciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore exigerait le départ de celle-ci. Pourtant, les journées passaient, elle ne le voyait pas venir. Et c’était pourquoi elle avait arrêté Martine, prenant une mine apitoyée, demandant des nouvelles, paraissant s’étonner qu’on n’eût point recours à sa bourse, tout en donnant à comprendre que sa dignité l’empêchait de faire le premier pas.

— Vous devriez en parler à monsieur et le décider, conclut la servante. En effet, pourquoi ne s’adresserait-il pas à sa mère ? Ce serait tout naturel.

Clotilde se révolta.

— Oh ! jamais ! je ne me charge pas d’une commission pareille. Maître se fâcherait, et il aurait raison. Je crois bien qu’il se laisserait mourir de faim plutôt que de manger le pain de grand’mère.

Alors, le surlendemain soir, au dîner, comme Martine leur servait un reste de bouilli, elle les prévint.

— Je n’ai plus d’argent, Monsieur, et demain il n’y aura que des pommes de terre, sans huile ni beurre… Voici trois semaines que vous buvez de l’eau. Maintenant, il faudra se passer de viande.

Ils s’égayèrent, ils plaisantèrent encore.

— Vous avez du sel, ma brave fille ?

— Oh ! ça oui, Monsieur, encore un peu.

— Eh bien ! des pommes de terre avec du sel, c’est très bon quand on a faim.

Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leurs moqueries sur son extraordinaire avarice. Jamais elle n’aurait offert de leur avancer dix francs, elle qui avait son petit trésor caché quelque part, dans un endroit solide que personne ne connaissait. D’ailleurs, ils en riaient, sans lui en vouloir, car elle ne devait pas plus songer à cela qu’à décrocher les étoiles, pour les leur servir.

La nuit, pourtant, dès qu’ils se furent couchés, Pascal sentit Clotilde fiévreuse, tourmentée d’insomnie. C’était d’habitude ainsi, aux bras l’un de l’autre, dans les tièdes ténèbres, qu’il la confessait ; et elle osa lui dire son inquiétude pour lui, pour elle, pour la maison entière. Qu’allaient-ils devenir, sans ressources aucunes ? Un instant, elle fut sur le point de lui parler de sa mère. Puis, elle n’osa pas, elle se contenta de lui avouer les démarches qu’elles avaient faites, Martine et elle : l’ancien registre retrouvé, les notes relevées et envoyées, l’argent réclamé partout, inutilement. Dans d’autres circonstances, il aurait eu, à cet aveu, un grand chagrin et une grande colère, blessé de ce qu’on avait agi sans lui, en allant contre l’attitude de toute sa vie professionnelle. Il resta silencieux d’abord, très ému, et cela suffisait à prouver qu’elle était par moments son angoisse secrète, sous cette insouciance de la misère qu’il montrait. Puis, il pardonna à Clotilde en la serrant éperdument contre sa poitrine, il finit par dire qu’elle avait bien fait, qu’on ne pouvait pas vivre plus longtemps de la sorte. Ils cessèrent de parler, mais elle le sentait qui ne dormait pas, qui cherchait comme elle un moyen de trouver l’argent nécessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur première nuit malheureuse, une nuit de souffrance commune, où elle, se désespérait du tourment qu’il se faisait, où lui, ne pouvait tolérer l’idée de la savoir sans pain.

Au déjeuner, le lendemain, ils ne mangèrent que des fruits. Le docteur était resté muet toute la matinée, en proie à un visible combat. Et ce fut seulement vers trois heures qu’il prit une résolution.

— Allons, il faut se remuer, dit-il à sa compagne. Je ne veux pas que tu jeûnes, ce soir encore… Va mettre un chapeau, nous sortons ensemble.

Elle le regardait, attendant, de comprendre.

— Oui, puisqu’on nous doit de l’argent et qu’on n’a pas voulu vous le donner, je vais aller voir si on me le refuse, à moi aussi.

Ses mains tremblaient, cette idée de se faire payer de la sorte, après tant d’années, devait lui coûter affreusement ; mais il s’efforçait de sourire, il affectait toute une bravoure. Et elle, qui sentait, au bégaiement de sa voix, la profondeur de son sacrifice, en éprouva une violente émotion.

— Non ! non ! maître, n’y va pas, si cela te fait trop de peine… Martine pourrait y retourner.

Mais la servante, qui était là, approuvait beaucoup monsieur, au contraire.

— Tiens ! pourquoi donc monsieur n’irait-il pas ? Il n’y a jamais de honte à réclamer ce qu’on vous doit… N’est-ce pas chacun le sien… Je trouve ça très bien, moi, que monsieur montre enfin qu’il est un homme.

Alors, de même que jadis, aux heures de félicité, le vieux roi David, ainsi que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortit au bras d’Abisaïg. Ni l’un ni l’autre n’étaient encore en haillons, lui avait toujours sa redingote correctement boutonnée, tandis qu’elle portait sa jolie robe de toile, à pois rouges ; mais le sentiment de leur misère sans doute les diminuait, leur faisait croire qu’ils n’étaient plus que deux pauvres, tenant peu de place, filant modestement le long des maisons. Les rues ensoleillées étaient presque vides. Quelques regards les gênèrent ; et ils ne hâtaient pas leur marche, tellement leur cœur se serrait.

Pascal voulut commencer par un ancien magistrat, qu’il avait soigné pour une affection des reins. Il entra, après avoir laissé Clotilde sur un banc du cours Sauvaire. Mais il fut très soulagé, lorsque le magistrat, prévenant sa demande, lui expliqua qu’il touchait ses rentes en octobre et qu’il le payerait alors. Chez une vieille dame, une septuagénaire, paralytique, ce fut autre chose : elle s’offensa qu’on lui eût envoyé sa note par une domestique qui n’avait pas été polie ; si bien qu’il s’empressa de lui présenter ses excuses, en lui donnant tout le temps qu’elle désirerait. Puis, il monta les trois étages d’un employé aux contributions, qu’il trouva souffrant encore, aussi pauvre que lui, à ce point qu’il n’osa même pas formuler sa demande. De là, défilèrent à la suite une mercière, la femme d’un avocat, un marchand d’huile, un boulanger, tous des gens à leur aise ; et tous l’évincèrent, les uns sous des prétextes, les autres en ne le recevant pas ; il y en eut même un qui affecta de ne pas comprendre. Restait la marquise de Valqueyras, l’unique représentante d’une très ancienne famille, fort riche et d’une avarice célèbre, veuve, avec une fillette de dix ans. Il l’avait gardée pour la dernière, car elle l’effrayait beaucoup. Il finit par sonner à son antique hôtel, au bas du cours Sauvaire, une construction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura si longtemps, que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, fut prise d’inquiétude.

Enfin, quand il reparut, au bout d’une grande demi-heure, elle plaisanta, soulagée.

— Quoi donc ? elle n’avait pas de monnaie ?

Mais, chez celle-là encore, il n’avait rien touché. Elle s’était plainte de ses fermiers, qui ne la payaient plus.

— Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longue absence, la fillette est malade. Je crains que ce ne soit un commencement de fièvre muqueuse… Alors, elle a voulu me la montrer, et j’ai examiné cette pauvre petite…

Un invincible sourire montait aux lèvres de Clotilde.

— Et tu as laissé une consultation ?

— Sans doute, pouvais-je faire autrement ?

Elle lui avait repris le bras, très émue, et il la sentit qui le serrait fortement sur son cœur. Un instant, ils marchèrent au hasard. C’était fini, il ne leur restait qu’à rentrer chez eux, les mains vides. Mais lui refusait, s’obstinait à vouloir pour elle autre chose que les pommes de terre et l’eau qui les attendaient. Quand ils eurent remonté le cours Sauvaire, ils tournèrent à gauche, dans la ville neuve ; et il semblait que le malheur s’acharnait, les emportant à la dérive.

— Écoute, dit-il enfin, j’ai une idée… Si je m’adressais à Ramond, il nous prêterait volontiers mille francs, qu’on lui rendrait, lorsque nos affaires seront arrangées.

Elle ne répondit pas tout de suite. Ramond, qu’elle avait repoussé, qui était marié maintenant, installé dans une maison de la ville neuve, en passe d’être le beau médecin à la mode et de gagner une fortune ! Elle le savait heureusement d’esprit droit, de cœur solide. S’il n’était pas revenu les voir, c’était à coup sûr par discrétion. Lorsqu’il les rencontrait, il les saluait d’un air si émerveillé, si content de leur bonheur !

— Est-ce que ça te gêne ? demanda ingénument Pascal, qui aurait ouvert au jeune médecin sa maison, sa bourse, son cœur.

Alors, elle se hâta de répondre.

— Non, non !… Il n’y a jamais eu entre nous que de l’affection et de la franchise. Je crois que je lui ai fait beaucoup de peine, mais il m’a pardonné… Tu as raison, nous n’avons pas d’autre ami, c’est à Ramond qu’il faut nous adresser.

La malchance les poursuivait, Ramond était absent, en consultation à Marseille, d’où il ne devait revenir que le lendemain soir ; et ce fut la jeune madame Ramond qui les reçut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle était la cadette, de trois ans. Elle parut un peu gênée, se montra pourtant fort aimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, et se contenta d’expliquer sa visite, en disant que Ramond lui manquait.

Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seuls et perdus. Où se rendre, maintenant ? quelle tentative faire ? Et ils durent se remettre à marcher, au petit bonheur.

— Maître, je ne t’ai pas dit, osa murmurer Clotilde, il paraît que Martine a rencontré grand’mère… Oui, grand’mère s’est inquiétée de nous, lui a demandé pourquoi nous n’allions pas chez elle, si nous étions dans le besoin… Et, tiens ! voilà sa porte là-bas…

En effet, ils étaient rue de la Banne, on apercevait l’angle de la place de la Sous-Préfecture. Mais il venait de comprendre, il la faisait taire.

— Jamais, entends-tu !… Et toi-même, tu n’irais pas. Tu me dis cela, parce que tu as du chagrin, à me voir ainsi sur le pavé. Moi aussi, j’ai le cœur gros, en songeant que tu es là et que tu souffres. Seulement, il vaut mieux souffrir que de faire une chose dont on garderait le continuel remords… Je ne veux pas, je ne peux pas.

Ils quittèrent la rue de la Banne, ils s’engagèrent dans le vieux quartier.

— J’aime mieux mille fois m’adresser aux étrangers… Peut-être avons-nous des amis encore, mais ils ne sont que parmi les pauvres.

Et, résigné à l’aumône, David continua sa marche au bras d’Abisaïg, le vieux roi mendiant s’en alla de porte en porte, appuyé à l’épaule de la sujette amoureuse, dont la jeunesse restait son unique soutien. Il était près de six heures, la forte chaleur tombait, les rues étroites s’emplissaient de monde ; et, dans ce quartier populeux, où ils étaient aimés, on les saluait, on leur souriait. Un peu de pitié se mêlait à l’admiration, car personne n’ignorait leur ruine. Pourtant, ils semblaient d’une beauté plus haute, lui tout blanc, elle toute blonde, ainsi foudroyés. On les sentait unis et confondus davantage, la tête toujours droite et fiers de leur éclatant amour, mais frappés par le malheur, lui ébranlé, tandis qu’elle, d’un cœur vaillant, le redressait. Des ouvriers en bourgeron passèrent, qui avaient plus d’argent dans leur poche. Personne n’osa leur offrir le sou qu’on ne refuse pas à ceux qui ont faim. Rue Canquoin, ils voulurent s’arrêter chez Guiraude : elle était morte à son tour, la semaine auparavant. Deux autres tentatives qu’ils firent, échouèrent. Désormais, ils en étaient à rêver quelque part un emprunt de dix francs. Ils battaient la ville depuis trois heures.

Ah ! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome et la rue de la Banne qui le partageaient en trois quartiers, ce Plassans aux fenêtres closes, cette ville mangée de soleil, d’apparence morte, et qui cachait sous cette immobilité toute une vie nocturne de cercle et de jeu, trois fois encore ils la traversèrent, d’un pas ralenti, par cette fin limpide d’une ardente journée d’août ! Sur le cours, d’anciennes pataches, qui conduisaient aux villages de la montagne, attendaient, dételées ; et, à l’ombre noire des platanes, aux portes des cafés, les consommateurs, qu’on voyait là dès sept heures du matin, les regardèrent avec des sourires. Dans la ville neuve également, où des domestiques se plantèrent sur le seuil des maisons cossues, ils sentirent moins de sympathie que dans les rues désertes du quartier Saint-Marc, dont les vieux hôtels gardaient un silence ami. Ils retournèrent au fond du vieux quartier, ils allèrent jusqu’à Saint-Saturnin, la cathédrale, dont le jardin du chapitre ombrageait l’abside, un coin de délicieuse paix, d’où un pauvre les chassa en leur demandant lui-même l’aumône. On bâtissait beaucoup du côté de la gare, un nouveau faubourg poussait là, ils s’y rendirent. Puis, ils revinrent une dernière fois jusqu’à la place de la Sous-Préfecture, avec un brusque réveil d’espoir, l’idée qu’ils finiraient par rencontrer quelqu’un, que de l’argent leur serait offert. Mais ils n’étaient toujours accompagnés que du pardon souriant de la ville, à les voir si unis et si beaux. Les cailloux de la Viorne, le petit pavage pointu leur blessait les pieds. Et ils durent enfin rentrer sans rien à la Souleiade, tous les deux, le vieux roi mendiant et sa sujette soumise, Abisaïg dans sa fleur de jeunesse, qui ramenait David vieillissant, dépouillé de ses biens, las d’avoir inutilement battu les routes.

Il était huit heures. Martine, qui les attendait, comprit qu’elle n’aurait pas de cuisine à faire, ce soir-là. Elle prétendit avoir dîné ; et, comme elle paraissait souffrante, Pascal l’envoya se coucher tout de suite.

— Nous nous passerons bien de toi, répétait Clotilde. Puisque les pommes de terre sont sur le feu, nous les prendrons nous-mêmes.

La servante, de méchante humeur, céda. Elle mâchait de sourdes paroles : quand on a tout mangé, à quoi bon se mettre à table ? Puis, avant de s’enfermer dans sa chambre :

— Monsieur, il n’y a plus d’avoine pour Bonhomme. Je lui ai trouvé l’air drôle, et monsieur devrait aller le voir.

Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris d’inquiétude, se rendirent à l’écurie. Le vieux cheval, en effet, était couché sur sa litière, somnolent. Depuis six mois, on ne l’avait plus sorti, à cause de ses jambes, envahies de rhumatismes ; et il était devenu complètement aveugle. Personne ne comprenait pourquoi le docteur conservait cette vieille bête, Martine elle-même en arrivait à dire qu’on devait l’abattre, par simple pitié. Mais Pascal et Clotilde se récriaient, s’émotionnaient, comme si on leur eût parlé d’achever un vieux parent, qui ne s’en irait pas assez vite. Non, non ! il les avait servis pendant plus d’un quart de siècle, il mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave homme qu’il avait toujours été ! Et, ce soir-là, le docteur ne dédaigna pas de l’examiner soigneusement. Il lui souleva les pieds, lui regarda les gencives, écouta les battements du cœur.

— Non, il n’a rien, finit-il par dire. C’est la vieillesse, simplement… Ah ! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus les chemins ensemble !

L’idée qu’il manquait d’avoine tourmentait Clotilde. Mais Pascal la rassura : il fallait si peu de chose, à une bête de cet âge, qui ne travaillait plus ! Elle prit alors une poignée d’herbe, au tas que la servante avait laissé là ; et ce fut une joie pour tous les deux, lorsque Bonhomme voulut bien, par simple et bonne amitié, manger cette herbe dans sa main.

— Eh ! mais, dit-elle en riant, tu as encore de l’appétit, il ne faut pas chercher à nous attendrir… Bonsoir ! et dors tranquille !

Et ils le laissèrent sommeiller, après lui avoir l’un et l’autre, comme d’habitude, mis un gros baiser à gauche et à droite des naseaux.

La nuit tombait, ils eurent une idée, pour ne pas rester en bas, dans la maison vide : ce fut de tout barricader et d’emporter leur dîner, en haut, dans la chambre. Vivement, elle monta le plat de pommes de terre, avec du sel et une belle carafe d’eau pure ; tandis que lui se chargeait d’un panier de raisin, le premier qu’on eût cueilli à une treille précoce, en dessous de la terrasse. Ils s’enfermèrent, ils mirent le couvert sur une petite table, les pommes de terre au milieu, entre la salière et la carafe, et le panier de raisin sur une chaise, à côté. Et ce fut un gala merveilleux, qui leur rappela l’exquis déjeuner qu’ils avaient fait, au lendemain des noces, lorsque Martine s’était obstinée à ne pas leur répondre. Ils éprouvaient le même ravissement d’être seuls, de se servir eux-mêmes, de manger l’un contre l’autre, dans la même assiette.

Cette soirée de misère noire, qu’ils avaient tout fait au monde pour éviter, leur gardait les heures les plus délicieuses de leur existence. Depuis qu’ils étaient rentrés, qu’ils se trouvaient au fond de la grande chambre amie, comme à cent lieues de cette ville indifférente qu’ils venaient de battre, la tristesse et la crainte s’effaçaient, jusqu’au souvenir de la mauvaise après-midi, perdue en courses inutiles. L’insouciance les avait repris de ce qui n’était pas leur tendresse, ils ne savaient plus s’ils étaient pauvres ; s’ils auraient le lendemain à chercher un ami pour dîner le soir. À quoi bon redouter la misère et se donner tant de peine, puisqu’il suffisait, pour goûter tout le bonheur possible, d’être ensemble ?

Lui, pourtant, s’effraya.

— Mon Dieu ! nous avions si peur de cette soirée ! Est-ce raisonnable d’être heureux ainsi ? Qui sait ce que demain nous garde ?

Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche.

— Non, non ! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons aujourd’hui… Aime-moi de toute ta force, comme je t’aime.

Et jamais ils n’avaient mangé de si bon cœur. Elle montrait son appétit de belle fille à l’estomac solide, elle mordait à pleine bouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les mets les plus vantés. Lui aussi avait retrouvé son appétit de trente ans. De grands coups d’eau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, les ravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que le soleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris d’eau et de fruit, de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas d’avoir fait un gala pareil. Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxe de côtelettes, de pain et de vin, n’avait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, où la joie d’être ensemble suffisait, changeait la faïence en vaisselle d’or, la nourriture misérable en une céleste cuisine, comme les dieux n’en goûtent point.

La nuit s’était complètement faite, et ils n’avaient pas allumé de lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenêtres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel d’été, le vent du soir entrait, brûlant encore, chargé d’une lointaine odeur de lavande. À l’horizon, la lune venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre était baignée d’une lumière d’argent, et qu’ils se voyaient, comme à une clarté de rêve, infiniment éclatante et douce.

Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le festin qu’elle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La nuit précédente, ils avaient eu leur premier frisson d’inquiétude, une épouvante d’instinct, à l’approche du malheur menaçant. Et, maintenant, le reste du monde semblait une fois encore oublié, c’était comme une nuit suprême de béatitude, que leur accordait la bonne nature, dans l’aveuglement de ce qui n’était pas leur passion.

Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute.

— Maître ! maître ! j’ai voulu travailler pour toi, et j’ai appris que je suis une bonne à rien, incapable de gagner une bouchée du pain que tu manges. Je ne peux que t’aimer, me donner, être ton plaisir d’un moment… Et il me suffit d’être ton plaisir, maître ! Si tu savais comme je suis contente que tu me trouves belle, puisque cette beauté, je puis t’en faire le cadeau. Je n’ai qu’elle, et je suis si heureuse de te rendre heureux.

Il la tenait d’une étreinte ravie, il murmura :

— Oh ! oui, belle ! la plus belle et la plus désirée !… Tous ces pauvres bijoux dont je t’ai parée, l’or, les pierreries, ne valent pas le plus petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richesses inestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de tes paupières.

— Et, maître, écoute bien : ma joie est que tu sois âgé et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et j’en aurais moins de bonheur… Ma jeunesse et ma beauté, je n’en suis fière que pour toi, je n��en triomphe que pour te les offrir.

Il était pris d’un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, à la sentir sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse.

— Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant, tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divine volupté qui puisse emplir le cœur d’un homme.

Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu’au sang de ses veines.

— Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et que je m’anéantisse en toi… Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul baiser, et bois-la toute d’un trait, épuise-la, qu’il en reste seulement un peu de miel à tes lèvres. Tu me rendras si heureuse, c’est moi encore qui te serai reconnaissante… Maître, prends mes lèvres puisqu’elles sont fraîches, prends mon haleine puisqu’elle est pure, prends mon cou puisqu’il est doux à la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout mon corps, puisqu’il est un bouton à peine ouvert, un satin délicat, un parfum dont tu te grises… Tu entends ! maître, que je sois un bouquet vivant, et que tu me respires ! que je sois un jeune fruit délicieux, et que tu me goûtes ! que je sois une caresse sans fin, et que tu te baignes en moi !… Je suis ta chose, la fleur qui a poussé à tes pieds pour te plaire, l’eau qui coule pour te rafraîchir, la sève qui bouillonne pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas tienne !

Elle se donna, et il la prit. À ce moment, un reflet de lune l’éclairait, dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme la beauté même de la femme, à son immortel printemps. Jamais il ne l’avait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si elle lui eût donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, l’enfant peut-être. Ils songèrent à l’enfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin de jeunesse qu’elle lui servait et que des rois auraient envié.