Edgard et sa bonne
EDGAR ET SA BONNE
COMÉDIE
EN UN ACTE, MÊLÉE DE COUPLETS
représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 16 octobre 1852.
COLLABORATEURS : M. MARC-MICHEL
Acteurs qui ont créé les rôles.
Edgard Beaudeloche, 25 ans : MM. Ravel
Veauvardin : Amant
Madame Beaudeloche : Mmes Thierret
Henriette, fille de Veauvardin, 18 ans : Chauvières
Florestine, femme de chambre, 23 ans : Aline Duval
Un notaire : M. Kalekaire
Invités.
Scène première
Le théâtre représente un salon élégant. — Au fond, une cheminée avec une glace, une pendule, flambeaux allumés, du feu dans la cheminée ; un grand fauteuil devant la cheminée un peu à gauche ; sur un coin de la cheminée, une brosse. — À droite et à gauche, dans les deux pans coupés, grandes portes à deux battants, ornées de grands rideaux relevés par des embrasses. — Des deux côtés, dans les pans latéraux, portes à deux battants ; celle de droite conduit à l’extérieur, celle de gauche à la chambre d’Edgard. — À gauche de la cheminée, un coffre à bois. — De chaque côté, au premier plan, contre les cloisons, deux petites tables, une chaise près de chaque table. — Un tabouret sous un fauteuil à gauche, entre la porte d’Edgard et celle du pan coupé. — Sur le fauteuil qui est devant la cheminée, un châle. — Sur le fauteuil qui est à droite de la cheminée, un chapeau d’homme.
Florestine, Madame Beaudeloche
Mise simple : robe d’indienne, tablier blanc, bonnet sans rubans.
Oui, madame.
Avec vous je suis tranquille… je puis laisser ma maison… Vous êtes une fille sage, honnête ; vous ne sortez jamais, même le dimanche… C’est bien… c’est très bien.
Je fais tout ce qui dépend de moi pour contenter Madame.
Je le sais… aussi je ne l’oublierai pas et plus tard… Quel âge avez-vous ?
Vingt-trois ans, Madame.
Je vous marierai… je m’en charge… je vous chercherai un bon sujet…
Oh ! ça ne presse pas !…
Comment ?
Je désire ne pas quitter Madame.
Quelle excellente fille ! (Haut, remontant vers la cheminée.) Quel est donc ce pompier que j’ai vu hier soir traverser la cour ?
Un pompier ?… c’est que…
Il y a eu un feu… un feu de cheminée !… au second… (Vivement.) Quel châle Madame mettra-t-elle ?…
Celui-ci… Ah ! n’oubliez donc pas de changer ces rideaux.
Elle indique les rideaux des portes du fond.
Oui, madame.
Maintenant, voyez si mon fils est prêt ?
Moi, madame ?
Qu’avez-vous donc ?
Entrer dans la chambre d’un jeune homme !
C’est juste. (À part, se dirigeant vers la porte du premier plan à gauche.) Elle est pleine de principes. (Haut, à la cantonade.) Edgard ! es-tu prêt ?
Voilà, maman !
Voyons, dépêche-toi !
Scène II
Voilà, maman !
Voyons, que je t’examine… Florestine, regardez donc comme il est bien, mon fils !
Je ne m’y connais pas, madame.
Qu’est-ce que c’est que ça ? une cravate bleue ! Est-ce que tu y penses ?
Je vais t’expliquer… Le bleu pâlit… alors…
Du tout ! du tout ! Florestine, une cravate blanche !
Oui, madame.
Elle entre dans la chambre d’Edgard.
Des cravates blanches ! toujours des cravates blanches ! On a l’air d’une huître !
Ça m’a échappé.
Songe surtout que tu signes aujourd’hui ton contrat de mariage avec mademoiselle Henriette de Veauvardin.
Oui… Plus bas.
Pourquoi ça ?
Il est inutile d’instruire les domestiques.
Oh ! quel garçon mystérieux !
Voici votre cravate, monsieur.
Merci, mademoiselle.
Mettant sa cravate blanche.
Florestine, attachez-la lui.
Oui, madame.
C’est inutile…
Si… si… Il faut aujourd’hui que mon fils soit beau.
Voilà qui est fait.
Merci, mademoiselle. (À part.) A-t-on l’air assez cornichon comme ça !
À propos, a-t-on apporté de chez Tahan une jardinière en bois de rose ?
Une jardinière ?
Oui, que mon fils a commandée hier.
Je n’ai rien vu.
Nous allons y passer… il nous la faut absolument… Notre chère Henriette y compte.
Hum ! hum !
Edgard, ton bras ?
Oui, maman.
Ah ! mon Dieu !… j’ai oublié mes bracelets ! je ne sais où j’ai la tête… Je reviens… Florestine, brossez le chapeau de mon fils.
Elle sort par l’angle de droite.
Oui, madame.
Scène III
Vous ne sortirez pas !
Hein ?
Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Henriette ?
Connais pas !
Et vous lui offrez des jardinières en bois de rose ?
Ça ne prouve rien… Dans le monde, on ne se connaît pas… et tous les jours on s’offre des jardinières… en bois de rose…
C’est possible… mais vous ne sortirez pas !
Voyons, Florestine !
Je vous dis que non ! je ne le veux pas ! je ne le veux pas !!!
Scène IV
Me voici prête.
Madame ! (Haut, d’un ton soumis.) Voici votre chapeau, monsieur.
Merci, mademoiselle. (Il le met sur sa tête, tout ébouriffé. À part.) Me voilà gentil… un jour de contrat !
Eh bien, partons-nous ?
Certainement… certainement… certainement… (Il regarde tour à tour sa mère et Florestine, qui époussette froidement un meuble ; tout à coup poussant un cri.) Oh ! aïe ! oh ! aïe !
Quoi donc ?
J’ai mal aux dents !
Ah ! mon Dieu ! encore !
Ça m’élance ! ça m’élance !
Oh ! ce pauvre M. Edgard !
Elle apporte une chaise au milieu.Bonne bête, va !
C’est singulier !… ça te prend bien souvent depuis quelque temps…
Oui… chaque fois que je veux sortir.
Le plus extraordinaire, c’est que j’ai fait venir mon dentiste… et il n’y comprend rien.
Parbleu !
Hein ?
Parbleu !… puisque c’est nerveux !
Ah ! mon Dieu !… où as-tu donc fourré ton chapeau ?
Elle le lui prend sur la tête.
Tiens !… c’est nerveux !… comme mes dents !
Comment te trouves-tu ?
Elle va poser le chapeau sur la table à gauche.
Mais… je crois que ça va mieux… et même si je pouvais prendre un peu l’air. (Il se lève, Florestine le pince.) Non ! oh ! aïe !… oh ! aïe !… ça me reprend !
Il se rassied.
Pauvre enfant ! que lui faire ?
Elle remonte.
Si Monsieur voulait essayer un peu de cet élixir ?…
Merci, mademoiselle. (Bas à Florestine.) Fichez-moi la paix !… je n’aime pas qu’on me blague !
Elle remonte.
Tiens ! cette mentonnière…
Bien !… voilà le bouquet ! Tenue de fiancé.
Là !… repose-toi… tiens-toi chaudement… et, quand la crise sera passée, viens me retrouver chez M. Veauvardin…
Oh ! là là…
Florestine, je vous recommande mon fils.
Prenez mon châle jusqu’à la voiture.
Florestine le prend.
Ensemble
Air de La dernière rose (polka-mazurka de Heintz)
Madame Beaudeloche
Je vais excuser ton absence,
Mais sers-toi de ton élixir,
Cela te guérira, je pense,
Et bientôt tu pourras venir
Edgard
Tâche d’excuser mon absence,
De ces lieux je ne puis sortir.
(À part.)
Car on me met en pénitence,
Et je suis forcé d’obéir.
Florestine, à part
Oui, je doute de sa constance,
L’ingrat pourrait bien me trahir !
Et je veux ici par prudence
Auprès de moi le retenir.
Madame Beaudeloche et Florestine sortent par la droite.
Scène V
Savez-vous que ça devient très fastidieux !… Etre obligé de s’envelopper la mâchoire… et de se bassiner avec un tas d’élixirs. (Arrachant sa mentonnière et la jetant.) Tiens ! va donc te promener !… va donc te promener !… (Se calmant.) Voilà ce que c’est que de se familiariser avec les domestiques ! Oh ! si c’était à refaire !… C’est la faute de mon tailleur !… Il y a deux ans|c|je faisais mon droit… Un jour, cet animal-là m’apporte un habit neuf… Je veux le boutonner… crac ! voilà un bouton qui me reste dans la main… Florestine passe… je lui dis : "Mademoiselle, voulez-vous me raccommoder mon bouton ? Avec plaisir, monsieur ! " Et la voilà qui se met à recoudre…
Air du Matelot
Les noirs cheveux de la jeune soubrette
Frôlaient de près mon menton frémissant ;
À leur parfum de douce violette
Je reconnus la pommade à maman.
Ému, troublé par l’odeur enivrante,
Crac ! je l’embrasse !… Hélas ! cette leçon
Prouve que seule une mère prudente
Doit de son fils recoudre le bouton !
Surtout quand il fait son droit !… Certainement, les femmes de chambre… c’est gentil, mais ça se cramponne trop ! et puis ça ne met pas de gants… et puis ça a les doigts bleus… et puis ça porte des chaussons de lisière… le matin… Parlez-moi d’une veuve, jeune, jolie, spirituelle, bonne musicienne… avec quatre-vingt et quelques mille livres de rente !… voilà ce que je conseillerai toujours à un jeune homme ! (Regardant à sa montre.) Quatre heures et demie ! bigre !… et mon contrat qui se signe à cinq… Il n’y a pas à dire, il faut que je franchisse Florestine. La voici… Soyons digne !
Scène VI
Ah çà ! est-ce que vous allez faire votre tête ?
Edgard. -Je veux bien ne pas répondre à cette trivialité… mais je vous déclare que vos exigences ont pris un caractère… très embêtant !
"Les canards l’ont bien passée, tire lire lire !…"
Me condamner à des maux de dents quotidiens, m’empêcher de sortir… de vaquer à mes affaires… les plus…
Ne faites donc pas de phrases… ça vous donne l’air jocrisse !
Mademoiselle, je suis votre maître !…
"Les canards l’ont bien passée…"
"Tire, lire, lire !…" Voilà ce que c’est de se familiariser ! Elle est de bonne humeur… Si je lui avouais tout bêtement la chose… Car enfin, puisque je me marie, la politesse exige que je lui en fasse part. (Haut.) Florestine… ma petite Florestine…
Eh bien, après ?
Ah ! c’te bêtise !
Comment ? (Un peu rassuré, à part.) Elle n’a pas grincé.
Vous êtes trop jeune… Vingt-cinq ans !… Mouchez-vous donc !
Est-elle commune ! Avez-vous remarqué comme elle est commune ? (Haut.) Cependant… si par hasard un beau parti se présentait…
Ah çà ! qu’est-ce que vous me chantez là ? (Le regardant en face.) C’est donc sérieux ?
Sérieux… c’est-à-dire… et encore !… (À part.) Cristi ! quel œil !
Est-ce par hasard cette demoiselle Henriette ?
Connais pas !
C’est que j’irais la trouver, voyez-vous !… et ça ne serait pas long.
Pour quoi faire ?
Elle me fait frémir ! (S’efforçant de rire.) Moi ! épouser Henriette ? ah ! c’est une bonne charge !… La connais-tu ?
Non.
Une petite rouge-carotte… avec une jambe de bois !
Comment ?
En bois de rose… c’est même que ça que maman lui donne une jardinière… de même métal… (À part.) Je ne sais plus ce que je dis !
Eh bien, alors ! pourquoi venez-vous me parler de mariage ?
C’est une épreuve !… Je voulais voir si tu m’aimais… parce que… (Tout à coup.) Florestine, je suis jaloux ! (À part.) Ca me tire d’affaire !
Jaloux ! et de qui, mon Dieu ?
De qui ? (À part.) C’est vrai, je n’y ai pas pensé. (Trouvant une idée.) Ah ! (Haut.) Vous plairait-il de me dire quel est ce pompier que j’ai rencontré ce matin dans l’escalier de service ?
Répondez !!! (À part.) Ca me tire d’affaire !
C’est… c’est le fils du tailleur qui lui montait son lait.
Ah ! (À part.) Ca m’est complètement égal.
Il va prendre son chapeau.
Les jambes me rentrent.
Elle s’étend dans le fauteuil de madame Beaudeloche, devant la cheminée.
Eh bien, la voilà qui s’installe dans la ganache à maman !
Il va pour sortir.
Il ne fait pas chaud ici… Edgard, mettez donc une bûche.
Une bûche ?… Oui… oui… (Il va prendre une bûche dans le coffre à bois et dit à part :) Si c’est pour ça que j’ai endossé une cravate blanche ! (En mettant la bûche au feu, il aperçoit la pendule.) Credié ! cinq heures moins un quart ! (Haut.) Florestine… ma petite Florestine !…
Quoi ?
Je reviens !
Fausse sortie.
Moi ? je vais… je vais voter !… Le scrutin ferme à cinq heures…
Bah ! voter ?
C’est un devoir, mademoiselle… c’est un devoir !
Approchez-moi donc ce tabouret.
Quel tabouret ?
Là… pour mettre sous mes pieds.
Oui… oui… (À part, portant le tabouret.) Ah ! que je suis donc content d’avoir mis une cravate blanche !
Il le lui donne.
Merci !… (Se renversant dans le fauteuil.) Ah ! on est bien comme ça !
Voyez-vous les chaussons de lisière ? Tiens, non ! elle n’en a pas !… Elle en avait ce matin… (Au public.) Si vous étiez venus ce matin, vous les auriez vus… (Haut, lui serrant la main.) Je reviens !
Fausse sortie.
Asseyez-vous… là… près de moi…
Edgard. Oui…c’est que le scrutin…
Il s’assied sur le tabouret.N’est-ce pas que c’est délicieux de passer la soirée comme ça… au coin du feu ?…
Certainement… certainement… le coin du feu !… (À part.) Elle m’embête énormément !…
Florestine, avec sentiment
Air de Pierre le Rouge
Etre assis près de ce qu’on aime !
Ah ! que ça fait du bien au cœur !
Edgard, très ennuyé
Ah ! que ça fait du bien au cœur
D’être assis près de ce qu’on aime !
Florestine
Eprouvez-vous tout ce bonheur
Comme je l’éprouve moi-même ?
Edgard, de même
Je l’éprouve, parol’ d’honneur !
Trente-six fois plus que toi-même !
Ensemble
Edgard, à part
Non, non, tu ne sais pas
Combien tu me pès’s sur les bras ;
Non, non, tu ne sais pas
À quel point tu m’pès’sur les bras !
Florestine
Non, non, l’on ne sait pas
Combien l’ tête-à-tête a d’appas !
Non, non, l’on ne sait pas
Combien l’ tête-à-tête a d’appas !
Où êtes-vous allé hier soir ?…
Chez mon beau-père ! (Haut.) Je suis allé aux Bouffes… à l’Opera-Buffa…
Qu’est-ce que vous avez vu ?…
J’ai vu… j’ai vu la Donna del Lago… charmant ouvrage ! (Voulant se lever.) Je reviens !
Oh ! Edgard !… ne vous en allez pas !
Il tombe malgré lui à genoux sur le tabouret.
Mâtin !… elle me fait d’œil ! Ca se gâte !
Vous seriez bien gentil… bien gentil… si vous vouliez me raconter l’opéra que vous avez vu hier soir ?
Ah ! non ! ah ! non !!!
Je vous en prie !
Permettez, ma chère amie… Le scrutin ferme…
Eh bien, après vous irez voter.
Ah ! mais… c’est un crampon !… La Donna del Lago !… Je n’en connais pas un traître mot !…
Voilà ! (À part.) Qu’est-ce que je pourrais donc lui raconter de très court ? Ah ! (Haut.) Il y avait une fois un capitaine appelé Buridan… (À part.) Sapristi ! ça va être bien long… Je vais faire des coupures.
Après ?
Ce Buridan avait eu autrefois des rapports avec la donna del Lago… une nommée Marguerite de Bourgogne… qui avait l’habitude de recevoir ses amants dans une tour afin de les jeter à l’eau.
Tiens !…
J’aurais mieux fait de choisir la Demoiselle à marier. (Haut, reprenant.) Alors… Gauthier d’Aulnay…
Mais c’est la Tour de Nesle, ça !
Tu crois ?… c’est possible ! ils auront mis ça en italien, avec de jolis airs… les filous !… Allons !… puisque tu connais la Donna del Lago, bonsoir, je vais voter.
Ah ! mon Dieu !…
Madame, qui m’a dit de changer les rideaux…
Eh bien, change-les…
Il va pour sortir par la droite.
Edgard, apportez-moi donc l’échelle.
Moi ! par exemple !… je n’ai pas le temps !
Edgard disparaît par la droite, premier plan.
L’échelle ! l’échelle !… Je ne pourrai la porter toute seule !… Edgard, allons donc !
Un instant, que diable ! (Rentrant et portant l’échelle.) Ah ! je suis bien content d’avoir mis une cravate blanche…
Il place l’échelle devant la porte de gauche, à l’angle.
Là !… pendant que vous allez décrocher ceux-ci, je vais chercher les autres rideaux… Montez…
Moi ? je ne monte pas à l’échelle !…
Montez donc !…
Mais, mademoiselle…
Voilà, mon Dieu !… voilà !… (Florestine sort par l’angle de droite. Sur l’échelle.) Voilà ce que c’est que de se familiariser…
Scène VII
M. de Veauvardin !
Fichtre ! mon beau-père !
Il met vivement son mouchoir en mentonnière.
Où est-il, ce cher Edgard Beaudeloche ?… Je viens savoir de ses nouvelles. (Apercevant Edgard.) Tiens ! qu’est-ce que vous faites là ?
Je souffre tant ! je ne sais où me mettre !…
Monter à l’échelle pour un mal de dents… c’est une drôle d’idée !
Bonjour, beau-père. (Poussant un cri de douleur.) Ah !…
Mon pauvre garçon, voilà une maladie qui tombe bien mal… un jour de contrat !
Oui, plus bas !
Veauvardin descend quelques échelons.Pourquoi ?
À cause de mes dents…
Avez-vous essayé de vous faire magnétiser ?
Non, pas encore. Est-ce que vous croyez à cela, vous ?
Mon cher, j’ai été témoin de choses si extraordinaires !… Il y a quinze jours, j’avais un rhume de cerveau… le cerveau, c’est ma partie faible… je vais chez une somnambule qui avait les yeux fermés… (Ici, Edgard, sans être vu de Veauvardin, descend de l’échelle et va regarder à la porte de l’angle droit.) Elle me prend la main, elle se recueille et me dit : "Rassurez-vous, madame, vous en avez pour neuf mois ! "
Et vous en avez eu pour dix francs !
Ah ! (Descendant.) Oui, parce qu’elle n’était pas lucide ! Mais j’en cherche une lucide…
Vous ! pour quoi faire ? (Appelant.) François !
Chut ! c’est un secret !
François entre.
Emportez cette échelle… (À Veauvardin.) Je ne vous le demande pas.
François emporte l’échelle par l’angle gauche.Si, je vais vous le dire…
Vous me conterez ça en route…
Figurez-vous que, le 27 septembre dernier… dans ma terre du Berry… on a trouvé deux truffes…
Qui ça ?
Ceux qui les trouvent ordinairement… les… mais ils ont la fâcheuse habitude de les manger incontinent…
Dites donc, cinq heures un quart !
Ca m’est égal… Alors, j’ai eu l’ingénieuse idée de les remplacer par une somnambule… qui les trouverait… sans les manger !… Ca serait une opération magnifique… Je lui donnerais cinq pour cent dans les bénéfices… mais il faut qu’elle soit lucide ! Je cherche un sujet dans tout Paris… et si je peux mettre une fois la main dessus…
Si nous nous en allions ?
Où ça ?
Eh bien !… et le contrat ?…
Hein ? comment ?
Tout le monde va venir… Le notaire est prévenu.
Nom d’une bobinette !
Madame Beaudeloche, votre mère, ne voulait pas… mais vous souffrez… et j’ai tenu bon !… Qu’avez-vous donc ?
Rien ! je suis enchanté !
Ritournelle à l’orchestre.
Tenez… Voici nos invités…
Et l’autre qui va arriver avec ses rideaux !
Scène VIII
Chœur
Air de la valse de Satan
Les Invités
Puisque au logis de la future
Le marié ne peut venir,
Chez lui nous voici pour conclure
Le contrat qui doit les unir.
Veauvardin, Madame Beaudeloche, Henriette
Au logis de votre future
Puisque vous ne pouvez venir,
Chez nous l’on se rend pour conclure
Chez vous l’on se rend pour conclure
Le contrat qui doit nous unir.
Le contrat qui doit vous unir.
Edgard, à part
Voici la noce et la future !
Et Florestine va venir,
De cette grave conjoncture
Comment diable vais-je sortir ?
Edgard, remercie ces dames qui ont bien voulu se déranger…
Certainement… Mesdames, je vous prie d’agréer l’assurance de ma considération… Si nous passions au salon ?
Dis donc quelque chose à ta future.
Elle remonte.
Oui ! (Haut, s’adressant à Veauvardin.) Mademoiselle… je vous prie de croire… (S’apercevant de sa méprise.) Non ! pas vous ! (À Henriette.) Mademoiselle… je suis heureux… oh ! mais bien heureux !… Si nous passions au salon ?
Il a raison… nous ferons un whist en attendant le notaire.
Reprise du chœur
Les portes se referment.
Scène IX
Qu’est-ce que je vais devenir ? Tout ce monde qui est là… qui grouille dans les salons… et le notaire qu’on attend… et Florestine avec ses rideaux !… Ah… si c’était à refaire… Elle ne voudra jamais croire qu’Henriette a une jambe de bois… ça ne se voit pas assez… Elle va éclater… devant toute la noce !… Cristi !… j’ai envie de prendre un chemin de fer quelconque et d’aller toujours tout droit… Ah ! la voici !…
Eh bien… vous n’avez donc pas décroché les rideaux ?
Non… non… je ne suis pas en verve !
Qu’est-ce que vous avez fait ?
J’ai été voter… Ça rend l’homme meilleur… (À part.) S’il y avait une trappe, je la fourrerais dedans ! (Haut.) Florestine… je ne t’ai jamais tant aimée !
Qu’est-ce qui vous prend ?
Une partie de campagne ?… Aujourd’hui ?
Tiens… ça me tire d’affaire… (Haut.) Tu l’as deviné… une surprise… pour ta fête…
Ma fête ?… C’est dans deux mois.
Ça ne fait rien… je serais bien aise de te la souhaiter tout de suite…
Je veux bien.
Maman est sortie… J’ai justement ma soirée libre… Hein ?… quelle chance !…
Où irons-nous ?
À Strasbourg…
Hein ?
Non ! (À part.) J’ai été trop loin. (Haut.) À Asnières… nous mangerons une friture.
Oh oui !… avec de l’omelette au rhum !
Allons !… partons !…
Non… pas comme ça !… pas ensemble !…
Pourquoi ?
Parce que… (À part.) Est-elle collante ! (Haut.) On pourrait nous rencontrer… et le monde est si méchant !… Je tiens à votre considération, Florestine !
Où nous retrouverons-nous ?
Rendez-vous général sur le pont d’Asnières… à gauche… tu entends !… à gauche… Le premier arrivé attendra l’autre… ça sera probablement moi…
C’est convenu !
Là !… Es-tu contente ?…
Oh oui !…je suis t’heureuse !…
Elle remonte.
Oh ! t’heureuse !… elle fait des cuirs… Je suis fâché de ne pas avoir mes rasoirs…
Dites donc !… je vais mettre mon écharpe lilas et mon bonnet rose.
Je n’osais pas te le demander !
Ensemble
Air de la polka de Heintz : La dernière rose
Edgard
Prends à l’instant un wagon pour Asnière ;
Avec mystère,
Pars la première.
Va te camper sur le pont solitaire :
Ne flâne pas,
Je suis tes pas !
Florestine
Je vais donc prendre un wagon pour Asnière ;
Et le première,
Avec mystère,
J’arriverai sur le pont solitaire :
Mais n’flânez pas,
Suivez mes pas.
Florestine
Ah ! que j’aime, à la brune,
Un tendre rendez-vous !
Le temps est doux,
Et nous aurons d’la lune.
Edgard
Quelle chance ! oui, là-bas,
Tu pourras voir la lune…
(Parlé. À part.) Mais du diable ! si tu vois ton gars.
Reprise ensemble
Florestine sort par la droite, premier plan.
Sur le pont d’Asnières !… à gauche !… Le premier arrivé attendra l’autre !…
Scène X
Libre !… Partie !… Tra la la ! (Il fait des gambades de joie, et finit par sauter sur le fauteuil devant la cheminée en criant.) Ah !… je suis t’heureux !…
Veauvardin paraît à la porte de l’angle gauche et aperçoit Edgard perché.
Encore !
Fichtre ! mon beau-père !…
Qu’est-ce que vous faites là ?
C’est du mal de dents… Je ne sais où mettre !
Quelle drôle de médecine !
Voilà ce que c’est…
Non ! (Sévèrement.) Beaudeloche fils !…
Veauvardin père !
J’ai quitté mon whist pour vous dire une chose…
Beaudeloche fils, vous manquez d’empressement vis-à-vis d’Henriette… et ça me peine !…
Ah ! beau-père !
Je vous trouve tantôt sur un fauteuil, tantôt sur une échelle… Que diable !… ce n’est pas là faire sa cour ! Vous avez l’air de jouer au chat perché !
Si je pouvais vous expliquer ma position.
Je sais qu’on souffre beaucoup… mais faites-la arracher !… Voyons, voulez-vous que je vous conduise chez mon dentiste ?
Non !… merci !… ça va mieux… ma crise est partie !… (À part.) Elle est sur le pont d’Asnières, ma crise !
Prenez-y garde !… car ma fille elle-même commence à s’apercevoir… Enfin on vous trouve tiède !
Pristi !
Papa… on vous attend pour donner les cartes !
Allez !… ferme !… ferme !… et surtout pour l’amour de Dieu, ne montez plus sur les meubles !
Il sort par l’angle de droite en faisant des signes d’encouragement à Edgard.
Scène XI
Ah ! on me trouve tiède !
Il s’élance derrière Henriette et l’embrasse sur l’épaule.
Ah ! mon Dieu !
Mademoiselle… me ferez-vous l’honneur d’accepter la première polka ?…
Avec plaisir, monsieur ! (À part.) Quelle drôle de manière d’inviter !
Ah ! on me trouve tiède !
Il passe à la droite d’Henriette et l’embrasse de même.
Encore ?
Une petite valse ?… Une petite valse ?…
Avec plaisir… Mais il est inutile de continuer à m’inviter, je suis retenue pour toutes les autres. (À part.) Si tous les danseurs en faisaient autant !…
Mademoiselle, vous devez me trouver bien froid, bien réservé !…
Il appelle ça être réservé !… (Haut.) Mais pas du tout, monsieur.
Ah ! je croyais…
Il paraît que vos douleurs sont passées !…
Il m’en reste une… celle de ne pouvoir vous exprimer assez combien je vous aime !… car vous ne savez pas…
Il lui prend les mains et les baise.
Pardon, je suis invitée !
Quelle jolie petite main !… Ah ! dame !… ça porte des gants…
Je ne le reconnais plus.
Et les pieds !… Pas le moindre chausson de lisière ! (Avec passion.) Ah ! mademoiselle !…
On m’attend… pour faire de la musique…
Florestine paraît par le premier plan de droite en toilette pour sortir : elle reste un moment interdite… puis jette son châle avec dépit, et vient s’asseoir près de la table de droite.Au moment de nous marier… de nous unir pour toujours…
Prenez donc garde !… vous chiffonnez mes manchettes !…
Quand je vous regarde, toutes les autres femmes me font l’effet de femmes de chambre !… d’affreuses petites femmes de chambre !…
Je crois qu’on m’appelle !… (Saluant.) Monsieur… je suis heureuse de vous savoir rétabli.
Elle sort par l’angle de droite.
Je suis heureuse ! comme elle évite le cuir !… c’est un ange ! Ah ! on me trouve tiède ! (Il se retourne pour l’embrasser encore et aperçoit Florestine.) Ah ! sacrebleu ! ah ! sacrebleu !!!
Scène XII
À nous deux, monsieur !
Qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi n’êtes-vous pas à Asnières ?… Le premier arrivé devait attendre l’autre !
Pour m’espionner !…
Non… pour chercher mon parapluie…
C’est une mauvaise action !
Et je vous surprends… vous ! après vos promesses, vos serments… Mais ça ne se passera pas comme ça !… et je vais…
Elle fait un pas vers le salon.
Arrêtez ! (Avec égarement.) Je ne veux pas ! je ne veux pas !
Ah ! mon Dieu !
Va-t’en !… Je perds la tête… (La menaçant.) Je suis capable de…
Au secours !… ah !…
Elle tombe évanouie dans les bras d’Edgard.
Eh bien !… elle se trouve mal… Sapristi !… Voyons, Florestine… pas de bêtises !… C’est pour rire… pas de bêtises !…
Florestine !… Florestine !…
Voilà !… voilà !… (À lui-même.) On l’appelle !… On va venir… je ne peux pas signer mon contrat comme ça !… Qu’est-ce que je vais en faire ? (Il la prend sur ses bras et parcourt le théâtre avec agitation.) Où diable la fourrer ?… Où diable la colporter ?
Scène XIII
C’est moi… le notaire !… (Apercevant Edgard promenant Florestine.) Ciel !
Pas un mot ou je vous étrangle !
Il entre vivement à gauche, dans sa chambre, en emportant Florestine.
Scène XIV
Il m’étrangle ?
Florestine ! (Apercevant le notaire.) Ah ! monsieur le notaire…
Moi, madame ?… je n’ai rien vu… je n’ai rien dit !…
Il entre vivement dans le salon par l’angle gauche.Qu’est-ce qu’il a donc, ce notaire ?… cette figure renversée !…
Edgard !… mon gendre !… (À madame Beaudeloche.) Pardon !… vous n’avez pas vu mon gendre ?
Je le croyais au salon.
Non ! on le cherche pour chanter au piano… Il doit être sur quelque meuble.
Ils remontent vers les deux portes du salon.
Edgard rentre en scène sans voir les autres personnages. Il est très effaré et tient un panier de charbon à la main. — À part, sur le devant. — Elle parlait de s’asphyxier ! j’ai confisqué le charbon !
Ah ! le voici.
Mon beau-père !
Il cache le panier derrière son dos.
D’où viens-tu ?
De nulle part… Je me promène. (À part.) Fichu panier !
Comme tu es pâle ?
Quel charbon ?
Le… charbon de terre, l’odeur…
Je ne sens rien… Allons, donnez-moi le bras…
Il passe devant lui et lui prend le bras.
Pour quoi faire ?
On vous attend pour chanter votre romance : Petite Marguerite…
Sacrebleu !
Ma fille est au piano…
C’est que…
Eh bien, ne vas-tu pas te faire prier ?
Moi ? du tout !… Je trouve ça ridicule… et même… (À part.) Fichu panier !
Dépêche-toi !… Moi, je vais installer une table de bouillotte… Où sont les jetons ?…
Elle se dirige vers la chambre d’Edgard.
C’est bon… il est inutile de te fâcher.
Elle traverse et cherche dans la table.
Eh bien, monsieur !… nous vous attendons !…
Avec plaisir… avec plaisir… (À part.) Je ne peux pourtant pas chanter Petite Marguerite avec un boisseau de charbon sous le bras.
Mon gendre…
Oui… Prenez ça !
Il lui met le panier de charbon dans les mains.
Hein ?
Eh bien ?
Avec plaisir !… avec plaisir !…
Il entre dans le salon, par la droite.
Scène XV
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je ne sais pas !
Où avez-vous pris ce panier ?
Je ne sais pas !
Est-ce que vous avez froid ?
Moi ? non.
Eh bien ?
Eh bien ?
Ah ! il est fou, ce vieux maniaque !… (Appelant Florestine.) Florestine !…
Elle entre par la droite, premier plan.
Pourquoi diable mon gendre m’a-t-il confié ce dépôt ?… c’est très ennuyeux en soirée… ça noircit les gants.
Monsieur, on demande un quatrième au whist…
Avec plaisir ! (Lui remettant le panier.) Prenez ça, ça noircit les gants.
Il sort par la droite, troisième plan.
Scène XVI
Hein ? Plaît-il ? Ah çà ! ce monsieur me prend-il pour un domestique ?… Un notaire ! Qu’est-ce que je vais faire de ce panier ?
Il fait le tour de la scène au fond, en cherchant où poser le panier, et de manière à tourner le dos à Edgard.
Il y a encore cinq couplets… mais je les ai oubliés. (En scène et avec agitation.) Ils m’embêtent !… ils me font chanter des Petite Marguerite pendant que cette malheureuse… que j’ai laissée à moitié évanouie…
Je vais le poser par là.
Si je pouvais l’envoyer coucher.
Ciel !… une femme !…
Pas un mot ou je vous étrangle !
Il entre vivement et ferme la porte.
On me croira si on veut… Voilà trente ans que je suis notaire, mais jamais…
Air du Parnasse des dames
Quand mon utile ministère
M’appelle en un logis poli,
Chacun s’empresse pour me plaire…
Et l’on veut m’étrangler ici !
De sirops, de glaces exquises,
Ailleurs, on m’abreuve à foison !
Ici, pour toutes friandises,
On m’offre un panier de charbon…
On m’offre à croquer… du charbon !
(Apercevant Edgard qui rentre en scène.) Oh !…
Il se sauve par la droite, premier plan, emportant le panier.
Scène XVII
Voilà, monsieur !…
C’est bien !… va-t’en ! (Regardant autour de lui.) Personne ! (Il met du feu dans la bassinoire.) Expions nos faiblesses… avec un peu de feu… Ah ! si c’était à refaire !…
Oui, papa… je cherche mon danseur !…
Musique en sourdine dans les salons.
Hein ?
Il cache la bassinoire derrière son dos.
Scène XVIII
Eh bien, monsieur !… je vous attends !…
Pour quoi faire ?
Pour polker !
Sapristi !!!
Ne m’avez-vous pas invitée ?
Pour la seconde !… pour la seconde !…
Ah ! tant mieux !… tant mieux !… (Poussant un cri.) Aïe !!!
Quoi donc ?
Rien ! (À part.) Je me suis brûlé le mollet !…
Eh bien, mon gendre, qu’est-ce que vous faites là ?
Edgard se sauve loin de Veauvardin, en cachant toujours la bassinoire derrière lui ; de sa main gauche il entoure la taille d’Henriette et commence sur place quelques pas de polka.
Vous voyez… nous sommes en train… de nous mettre en train…
Dépêchez-vous… allons !… allons !…
Tout de suite ! (Il continue à danser en tenant la bassinoire derrière lui, et en passant devant Veauvardin il la lui met entre les mains.) Prenez ça !
Il disparaît par l’angle de gauche en polkant avec Henriette.
Scène XIX
Mais où est donc passée cette fille ?… (Apercevant Veauvardin.) Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Je n’en sais rien !
Tout à l’heure un panier de charbon et maintenant… Monsieur, quelle est cette plaisanterie ?
Est-ce que je sais !… Je vais lui demander… (S’élançant dans le bal avec la bassinoire.) Mon gendre !… mon gendre !…
Eh bien, où va-t-il ?… Monsieur Veauvardin ! Ah çà ! est-ce que le beau-père aurait quelque chose de dérangé ?…
Edgard ne revient pas. Ah ! madame !…
Elle s’éloigne vivement de la porte d’Edgard.
Enfin vous voilà, mademoiselle !… D’où venez-vous, d’où sortez-vous, depuis une heure que je vous appelle ?
Je n’ai pas entendu.
Taisez-vous !… Vous êtes une sotte !
Oui, madame.
Tout à l’heure on va signer le contrat…
Le contrat de mon fils.
Comment ! je croyais que c’était manqué !
Manqué ? vous êtes folle !
Oh !… il m’a monté le coup !
Ecoutez-moi bien, Florestine… Au moment de la signature… quand tout le monde sera là… je sonnerai et vous apporterez la corbeille…
La corbeille ?…
Quand je sonnerai… pas avant !… C’est une surprise…
Oui, madame…
Faites circuler les sirops… les rafraîchissements…
Voilà, madame !… (À part.) Ah ! je t’en ménage une de corbeille !
Elle sort par la droite, premier plan. La musique cesse dans les salons.
Scène XX
Mademoiselle, mille remerciements… vous polkez comme un ange… (Descendant.) Maintenant, vite, la bassinoire ! (Apercevant sa mère.) Oh !… maman !
Edgard, c’est très bien… tu fais parfaitement les honneurs… Je te recommande d’inviter la tante d’Henriette… c’est une politesse…
Oui…
Je l’aperçois là-bas près de la glace… Va… mon enfant… dépêche-toi…
Oui, oui… oui… (Il remonte vers la porte du salon et redescend brusquement en voyant sortir sa mère par la gauche du troisième plan.) J’ai bien le temps de faire danser les tantes d’Henriette !… (Regardant autour de lui.) Où peut-il avoir fourré la bassinoire ?
Il cherche dans les coins.
Ah ! merci, je la cherchais.
Laissez-moi, monsieur.
Il se dirige vers la porte d’Edgard.
Où allez-vous ?…
Dans votre chambre, monsieur !
Non ! Elle n’est pas faite !… Demain !…
Laissez-moi, monsieur… Laissez-moi !
Ils se débattent, la bassinoire reste dans les mains d’Edgard et le manche dans celles de Veauvardin, qui entre dans la chambre en trébuchant.
Scène XXI
Patatras !… tout est perdu !… Il va la voir… Quelle journée ! la tête me tourne !… (Florestine sort du salon à droite, avec un plateau.
Il jette un grand cri en apercevant Florestine.) Ah !… comment ! toi ? tu n’es pas là… et lui !… Embrasse-moi. (Changeant d’idée.) Non ! ça ne serait pas convenable.À quand la noce ?
C’est rompu !
Ah !… c’est rompu ?… Est-ce pour cela qu’on donne un bal ?
Aïe ! (Haut et vivement.) Juste !… c’est le bal de la rupture !… parce que dans le monde… quand on rompt… on se donne toujours un bal de rupture !…
Ah çà !… vous me croyez donc bien bête ?
Florestine !…
Dans un quart d’heure on va signer votre contrat…
Ah bah !… tu me l’apprends !
Au premier coup de sonnette… j’ai reçu l’ordre d’apporter ici la corbeille…
Vraiment ?… Ah ! c’est extrêmement aimable de ta part !…
Connaissez-vous cette croûte ?
Mon portrait !… rends-le moi… je te rendrai tes lettres de Vaugirard !
Ces jolies petites lettres de Vaugirard…
Non, monsieur !…
Que tu m’écrivais, quand tu étais chez ta tante…
Non !… J’attendrai qu’on sonne…
Pour quoi faire ?
J’arriverai droit à votre beau-père… je lui remettrai ceci…
Bigre !…
Et je le prierai de vous demander comment votre portrait se trouve entre mes mains.
Florestine !… veux-tu un châle de trente-huit francs ?
Non, monsieur !…
Tout laine ?…
Non, monsieur !…
Non, monsieur !… Si vous m’aviez dit la chose franchement…
Eh bien, je te la dis franchement !
Mais vous avez voulu me mystifier ! me faire aller… à Asnières !… Sonnez !… je suis là… j’attends !
Florestine, un châle de quarante-huit francs ?
J’attends !…
Tout laine ?…
Sonnez !…
Elle sort par la droite, premier plan.
De chez monsieur ?…
Scène XXII
Refichu !… ayez donc des bontés pour vos gens !… offrez-leur votre portrait !…
Bon !… À l’autre !…
Nous avons à causer.
Oui… plus tard… j’ai invité…
Monsieur, je suis père… j’aime ma fille… (Lui montrant le bonnet.) Veuillez m’expliquer ceci ?…
Hein ? son bonnet !… Petite cruche !… Encore de l’ouvrage !
Eh bien ?
Oh ! mon Dieu !… c’est extrêmement simple… (À part.) Je vais lui dire que c’est à maman !…
Répondez.
Ce bonnet est celui de…
De votre chambrière !… Elle l’avait dimanche, je le reconnais !
V’lan !… tire-toi de là !
Comment se trouvait-il sur votre causeuse ?
Tant mieux… Voyons…
Voilà ! (À part.) Dire qu’il ne me viendra pas une bonne colle ! (Haut.) Voilà… figurez-vous que cette fille a un tic…
Quel tic ?
Attendez donc ! (À part.) Il ne me donne pas le temps de trouver ! (Haut.) Elle promène ses effets partout… c’est une sans-soin !
Même dans votre chambre ?…
Partout !
À dix heures du soir ?
L’heure n’y fait rien…
Comment ?
Oui… parce que… (Trouvant.) elle est somnambule !
Somnambule !!!
En voilà une qui vous trouverait des truffes !
Des truffes ! Sapristi !
Il court au cordon de sonnette du fond.Qu’allez-vous faire ?
La sonner pour l’expérimenter !
La sonner ? non ! (À part.) Elle apporterait le portrait ! (Haut.) Ne sonnez pas !
Le retenant.
Pourquoi ?
Ca la réveillerait.
Je ne peux pourtant pas la magnétiser d’ici.
Hein ?… Pourquoi pas ? (À part.) Si je pouvais pendant que nous ne sommes que nous deux… (Haut.) Veauvardin père !… je vais vous épater par quelque chose d’énorme !
Quoi ?
Nous allons endormir cette fille… à travers la muraille.
Bah !
Nous allons lui ordonner de venir ici.
Ah ! par exemple ! je suis curieux…
Un morceau de baba !
Allons donc ! c’est trop simple… Mon portrait, par exemple !
J’aimerais mieux un morceau de baba.
Est-il agaçant avec son baba ! (Haut.) Nous disons mon portrait… qui est dans le septième tiroir… de l’armoire… à gauche, sous du linge… tout au fond, tout au fond !
Beaudeloche fils… si vous me faites voir ça, ma fille est à vous !
Mettez-vous là…
Oui… oui…
Ah ! seulement, je vous recommande bien une chose : dès qu’elle vous aura remis le portrait, renvoyez-la…
Pourquoi ça ?
Ca la fatigue… Elle voudra vous faire des ragots, des histoires.
Je lui dirai : "Sortez ! sortez !…"
Comment, furt ! furt !
Elle est du Midi !… Y êtes-vous ?
Oui !
Il retrousse ses parements.
Concentrez-vous !
Je me concentre ?
Je vais vous aider. Allons !… ferme !… ferme !…
Moi, je lui demande du baba avec du raison de Corinthe… Nous verrons qu’est-ce qui a le plus de fluide…
Il va très bien, le beau-père ! (Haut.) Attirez-la !… attirez-la !… ferme !…
Il fait des gestes de moquerie derrière Veauvardin.
Oui, vous aussi…
Soyez tranquille… (Gagnant le cordon de sonnette.) Je l’attire !
Il sonne fortement.
On a sonné.
C’est chez le voisin… Allez toujours…
Je l’attire !… je l’attire !…
Scène XXIII
Par ici !… nous allons signer le contrat.
Pristi ! du monde… et moi qui ai sonné !
Eh bien !… qu’est-ce qu’il fait donc là ?
Je ne sais pas… je n’y comprends rien.
Monsieur Veauvardin !…
Non !… je l’attire !… je la sens venir ! (La porte s’ouvre, Florestine paraît, se reculant.) Ciel ! la voilà !
Qu’est-ce que tout ça va devenir ?
Eh bien, et la corbeille ?
Comment ?
Il se tourne vers la société et lui parle bas.
Florestine !…
Non, il ne fallait pas me faire poser !
Jeune fille, que viens-tu faire ici ?
Je viens démasquer la trahison… et mettre les pieds dans le plat !…
Hein ?… qu’est-ce qu’elle dit ?
Je vous apporte une croûte…
Hein ?
C’est votre baba !
Ah ! voyons… Y a-t-il du raisin de Corinthe ?
Il ne s’agit pas de raisin de Corinthe !… mais d’une horreur d’homme qui m’a trahite !
Oh ! oh ! trahite !…
Florestine, je t’en supplie !
Quel est donc le monstre d’homme qui a pu trahir une jolie fille comme toi ?
Ah !… vous voulez le savoir ?…
Florestine !… Je vous défends !…
Mouvement général d’étonnement.
Ah !… il me défend !… (À Veauvardin.) Tenez ! voilà son portrait.
V’lan !… ça y est !
Le portrait !… dans le septième tiroir !… Mon gendre, c’est donc vous ?
Elle n’est pas lucide.
Qu’y a-t-il ?
Il y a que mon gendre, dont voici le portrait… (Regardant le portrait.) Tiens ! c’est un pompier !…
Hein ?
Pristi ! je me suis trompée de poche !
Je n’ai pas voulu vous perdre…
Généreuse fille !… tiens ! voilà tes lettres de Vaugirard.
Il lui remet un paquet.
Des billets de banque !
Pristi ! je me suis trompé de poche !
Ma bru, je vous cède Florestine… c’est un vrai cadeau que je vous fais.
Non !… (À part.) Sapristi ! assez comme ça !
Pourquoi ?
Parce que… parce que… elle épouse un pompier…
Moi ?
Epouse-le, ou je t’étrangle ! (Haut.) Elle accepte ! je l’ai réveillée.
Je me charge de la dot !
Moi, je lui donne cinq pour cent…
Au fait…
Enfin !… j’ai cassé mon agrafe ! (Au public.) C’est égal… j’en suis pour ce que j’ai dit… Certainement je n’ai pas de conseil à vous donner… mais une veuve, bonne musicienne, avec quatre-vingt mille livres de rente… je crois que ça vaut mieux ! je le crois !…
Chœur final
Air de Mademoiselle Bertrand
Oui, tout promet le destin le plus doux
À ce mariage ;
Quel heureux présage !
Avant l’hymen les maris les plus fous
Deviennent les meilleurs époux
RIDEAU