Projet MKNAOMI
MK-NAOMI (ou MKNAOMI) est un projet secret du bureau des services techniques (TSS) de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la division des opérations spéciales (SOD) de l'U. S. Army Chemical Corps. Dans le cadre de ce partenariat, établi au début des années 1950, l'unité spéciale de l'armée est chargée d'entreposer les agents biologiques et les substances chimiques du bureau de la CIA.
Contexte
[modifier | modifier le code]Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses recherches en matière de guerre biologique débutent aux États-Unis. Dans un contexte de guerre froide, la manipulation mentale est aussi un domaine qui intéresse de plus en plus le monde du renseignement.
En 1943, une équipe de scientifiques est mobilisée au sein de l'U.S. Army Biological Warfare Laboratories (USBWL), pour développer le programme d'armement biologique américain[1],[2]. Dans le but d'expérimenter les effets des agents biologiques en question et les moyens de les utiliser, la division des opérations spéciales (SOD) est créée à Fort Detrick en 1949[3],[4],[5].
En 1949 et 1950, la CIA met en place son premier projet sur les techniques d'interrogatoire et l'utilisation de psychotropes, mais ne dispose pas du matériel et des systèmes opérationnels nécessaires. Dès les premières expérimentations de l'agence, les équipes du projet BLUEBIRD sont soutenues par les scientifiques de la SOD[2],[3]. « MKNAOMI » est le nom de code utilisé dans les documents comptables de la CIA pour désigner le projet. Selon plusieurs auteurs, cette appellation est une référence à la secrétaire du Dr Harold A. Abramson, Naomi Busner[3],[6].
La collaboration entre l'unité spéciale de l'armée et la CIA est entérinée par une charte signée en [3],[7],[8]. Le document le plus ancien retrouvé dans les archives en 1975 est daté du [7],[9].
En , le directeur de la CIA Allen Dulles approuve MK-ULTRA, un autre projet supervisé par le bureau des services techniques. Son financement exceptionnel et l'étendue des recherches qui sont réalisées favorisent le développement de MKNAOMI[6],[10].
Généralités
[modifier | modifier le code]Direction
[modifier | modifier le code]Le premier directeur de la division des opérations spéciales est le Dr John Schwab[1],[11]. Il est assisté du lieutenant-colonel Vincent Ruwet et du Dr Frank Olson, recruté en . Du côté du TSS, le chimiste Sidney Gottlieb et son adjoint Robert V. Lashbrook, qui assure la liaison entre les deux équipes, sont les interlocuteurs de l'armée[3],[12].
Objectifs
[modifier | modifier le code]Dans le cadre du projet, les scientifiques du SOD ont pour mission principale le développement et la maintenance d'un arsenal de substances toxiques pouvant être utilisées lors des opérations clandestines de la CIA[6],[12].
En , une note interne de l'agence résume ainsi les objectifs principaux[8],[13] :
- (a) Fournir une base de soutien secrète pour répondre aux besoins opérationnels clandestins.
- (b) Stocker des matériaux sévèrement incapacitants et létaux pour l'usage spécifique du TSS.
- (c) Maintenir en état de fonctionnement opérationnel des équipements spéciaux et uniques pour la dissémination de matériaux biologiques et chimiques.
- (d) Assurer la surveillance, les essais, l'amélioration et l'évaluation nécessaires des matériaux et des équipements afin de garantir l'absence de défauts et la prévisibilité complète des résultats à attendre dans des conditions opérationnelles.
Activités
[modifier | modifier le code]Expérimentations
[modifier | modifier le code]Premières expérimentations de la SOD
[modifier | modifier le code]En 1949, des membres de la SOD se rendent dans les Caraïbes, près de l'île d'Antigua, pour participer à l'opération Harness. Dans le cadre de ce programme expérimental de l'armée britannique, des milliers d'animaux sont déplacés jusqu'au large dans des conteneurs reposant sur des canots pneumatiques, puis contaminés par les bactéries responsables de la maladie du charbon, de la brucellose et de la tularémie[3],[14].
En , le département de la Défense autorise une expérimentation de grande ampleur dans la baie de San Francisco. Pour étudier la propagation des agents pathogènes au sein d'une zone densément peuplée, et quantifier les effets d'une telle attaque, une bactérie est disséminée dans l'air à 3 km de la côte par un navire de la marine des États-Unis. Les scientifiques de la SOD ont choisi la bactérie Serratia marcescens en raison de la teinte rouge produite par ses germes, ce qui la rend facilement repérable, et pour son caractère a priori inoffensif[2],[3]. Des représentants de la CIA assistent à l'opération en tant qu'observateurs[2].
D'après les échantillons prélevés sur quarante-trois sites, l'ensemble des 800 000 habitants de San Francisco ont été exposés à des agents pathogènes, ainsi que des habitants d'autres villes situées dans la banlieue environnante[2],[15]. Une semaine après l'expérimentation, dix personnes souffrant d'une infection des voies urinaires sont admises à l'hôpital universitaire de Standford. Edward Nevin, un immigrant irlandais qui se remettait d'une opération de la prostate, meurt le à la suite de la généralisation de l'infection[3].
Expérimentation de Deep Creek Lake
[modifier | modifier le code]En , confronté aux restrictions de sa hiérarchie, Sidney Gottlieb décide de tester les effets du LSD sur les scientifiques de la SOD lors de la réunion semi-annuelle du projet. À l'occasion d'un séminaire de trois jours organisé dans une cabane à Deep Creek Lake, auquel participent notamment le lieutenant-colonel Ruwet, John Schwab, et Frank Olson, une dose de LSD est discrètement versée dans une bouteille de Cointreau par Robert Lashbrook[10],[11],[12]. Quand Gottlieb révèle aux personnes présentes qu'elles sont impliquées dans une expérimentation, Olson montre rapidement des signes préoccupants de paranoïa, remarqués par plusieurs collègues présents[11],[12].
De retour chez lui, son état ne s'améliore pas. Il est alors pris en charge par ses supérieurs qui l'envoient à New York, où il meurt dans la nuit du 27 au 28 novembre 1953[11],[16]. En , Olson avait quitté son poste à la tête de la division des opérations spéciales, se plaignant de la pression et du stress[11],[17]. Selon ses proches, une partie de son travail en tant que consultant de la CIA était d'assister à des interrogatoires expérimentaux de prisonniers soviétiques ou nazis. Durant les années qui ont précédé sa mort, il s'est notamment rendu en Suède, en Norvège, en France, en Angleterre et en Allemagne, en soutien des équipes d'interrogatoire de la CIA[11],[16].
Allégations concernant l'affaire de Pont-Saint-Esprit
[modifier | modifier le code]En , la petite ville de Pont-Saint-Esprit, située dans le Sud de la France, est le théâtre d'un incident tragique. Pendant plusieurs jours, une partie de la population est victime d'une maladie hallucinatoire soudaine et sévère, entraînant des symptômes allant de l'agitation et l'insomnie à des comportements violents[18],[19]. Le pain du boulanger local est rapidement mis en cause, d'abord par les rumeurs, puis par les médecins français Albert Gabbaï, un des trois médecins généralistes du village, et Gaston Giraud, professeur à la faculté de médecine de Montpellier. La farine du pain aurait été contaminée par l'ergot de seigle, un champignon parasite qui, dans certaines conditions d'humidité, fermente et libère plusieurs alcaloïdes, dont l'acide lysergique, à l'origine de l'ergotisme[18],[19]. Il s'agit de la version entérinée par la justice française en 1965[20].
Selon le journaliste d'investigation américain Hank P. Albarelli Jr., auteur d'un livre publié en 2009, l'affaire de Pont-Saint-Esprit serait la conséquence d'un essai du projet. En enquêtant sur la mort de Frank Olson, il découvre des documents déclassifiés et communique avec d'anciens agents de la CIA et de la SOD. Certaines déclarations font état d'une contamination volontaire de l'air, qui s'est avérée être un échec, puis des produits alimentaires locaux[18],[19],[21]. Une note confidentielle émise par la Maison-Blanche, probablement dans le cadre de la commission Rockefeller, mentionne l'« incident de Pont-Saint-Esprit »[21],[22]. Albarelli s'appuie sur d'autres éléments, en particulier la présence en France de plusieurs membres de la division des opérations spéciales, dont Olson, attestée par leurs passeports[11],[18].
Cette hypothèse est qualifiée de « fantaisiste » par l'historien et universitaire américain Steve Kaplan, auteur d'une enquête détaillée sur les évènements de Pont-Saint-Esprit et spécialiste de l'histoire du pain[23]. Il souligne que les effets du LSD se manifestent en quelques heures, alors que les symptômes observés chez les habitants sont apparus après 36 heures ou plus. Le choix de cette petite ville, déjà bombardée par l'armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale, est aussi un non-sens pour l'historien[23].
Le , dans une liste de documents de la CIA à déclassifier, apparait une mention indiquant « any and all records relating to project span including pont-saint-esprit files » (en français : « tous les documents relatifs au projet span y compris les fichiers de Pont-Saint-Esprit ») sans que l'on sache, à ce stade, si le document F-2020-01831 est lié à une activité de l'agence américaine[24].
Fin du projet
[modifier | modifier le code]À l'instar du programme d'armement biologique américain, les activités du projet sont compromises en lorsque, peu après son investiture, le président Richard Nixon ordonne la destruction de tous les agents biologiques détenus par les forces armées[10],[25]. Quelques mois plus tard, le , cette décision est étendue à l'ensemble du matériel chimique, marquant la fin du projet[10],[26]. Le est la dernière date indiquée dans les documents retrouvés dans les archives de la CIA[7],[9].
Cependant, Gottlieb envisage difficilement la perte de certaines substances particulièrement rares. Il demande à Nathan Gordon, qui dirige la section chimie du TSS, un inventaire des poisons entreposés à Fort Detrick[26],[27]. Une dizaine d'agents biologiques susceptible de provoquer des maladies telles que la variole, la tuberculose, la salmonellose, l'encéphalite équine et la maladie du charbon, ainsi que six toxines organiques, constituent le stock du bureau[8],[26],[27]. Gordon propose de transférer secrètement l'ensemble de ces substances vers une autre installation, mais l'idée est écartée par le directeur de l'agence, Richard Helms, et son adjoint Thomas Karamessines[26],[28]. En violation du décret présidentiel, deux toxines organiques sont finalement transférées vers un laboratoire de la CIA à Washington en . Lors de son audition devant une commission du Sénat des États-Unis en 1975, le Dr Gordon a déclaré avoir pris cette initiative sans en informer sa hiérarchie[8],[26],[29].
Conséquences
[modifier | modifier le code]En 1975, le nouveau directeur de l'agence Willam E. Colby apprend que deux poisons ont été conservés au mépris d'un ordre présidentiel. Une enquête interne est menée par le Dr Sayre Stevens, directeur adjoint de la division science et technologie[8],[9]. Le , dans une petite pièce rarement utilisée du bâtiment de Washington, les enquêteurs retrouvent 11 g de saxitoxine, extraite à partir de mollusques et de crustacés, et environ 8 g de venin de cobra[8],[28],[30]. Une fouille de l'endroit permet de découvrir dix-neuf autres substances mortelles[8],[31]. Le projet MK-NAOMI est mentionné dans deux documents retrouvés par le Dr Stevens dans les archives de la CIA à Warrenton, en Virginie[7],[9]. L'information est rapidement communiquée aux membres de la commission Church, formée en pour enquêter sur les abus des services secrets américains.
Sayre Stevens, William E. Colby, Nathan Gordon et Richard Helms sont auditionnés par la commission les , et . Le témoignage de Colby dévoile l'existence du projet aux sénateurs. Un exemplaire de pistolet à fléchettes électrique est présenté aux membres de la commission par le directeur de la CIA, qui reconnaît que le manque de documentation ne lui permet pas d'exclure que le matériel du projet ait été utilisé dans un nombre important d'opérations agressives[8],[30],[32].
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Albarelli 2009, Book One - Chap. 4 : Frank Olson and Camp Detrick
- Kinzer 2019, Chap. 3 : Willing and Unwilling Subjects
- Albarelli 2009, Book One - Chap. 5 : Special Operations Division Camp Detrick, 1950-1953
- ↑ (en) « Buried Secrets of Biowarfare », The Baltimore Sun, (lire en ligne)
- ↑ Kinzer 2019, Chap. 2 : Dirty Business
- Kinzer 2019, Chap. 4 : The Secret That Was Going to Unlock the Universe
- (en) « Destruction of Drug and Toxin Related Files » [PDF] (rapport), sur cia.gov,
- (en) Nicholas M. Horrock, « Colby Describes C.I.A. Poison Work », The New York Times, (lire en ligne)
- Albarelli 2009, Book Three - Chap. 5 : January 30, 1973 Warrenton, Virginia
- (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, Second Session, Book I : Foreign and Military Intelligence, Washington, U.S. Government Printing Office, , 659 p. (lire en ligne), partie XVII, p. 385-410
- Kinzer 2019, Chap. 7 : Fell or Jumped
- (en) John D. Marks, chap. 5 « Concerning the Case of Dr. Frank Olson », dans The Search for the Manchurian Candidate : The CIA and Mind Control, Time Books, , 162 p. (ISBN 0-8129-0773-6), p. 55-64
- ↑ Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Exhibit 6, p. 204-206
- ↑ (en) « UK Politics Germ warfare fiasco revealed », BBC News, (lire en ligne)
- ↑ (en) Helen Thompson, « In 1950, the U.S. Released a Bioweapon in San Francisco », Smithsonian Magazine, (lire en ligne)
- (en) Michael Ignatieff, « What Did the C.I.A. Do to His Father? », The New York Times, (lire en ligne)
- ↑ Albarelli 2009, Book One - Chap. 7 : November 30, 1953 CIA, Washington, D.C., 3:30P.M
- Albarelli 2009, Book Two - Chap. 9 : LSD & Pont-St.-Esprit
- Loïc Chauvin, « Very bad trip à Pont-Saint-Esprit », Les Inrockuptibles, no 744, (lire en ligne )
- ↑ Cour de Cassation, Chambre civile 1, « N° de pourvoi : 61-10.952 », sur Légifrance, (consulté le )
- (en) Henry Samuel, « French bread spiked with LSD in CIA experiment », The Telegraph, (lire en ligne)
- ↑ Albarelli 2009, Book Five - Chap. 6 : A Major Break in the Case
- Christophe Josset, « La CIA a-t-elle tenté d'empoisonner le village de Pont-Saint-Esprit ? », France 24, (lire en ligne)
- ↑ (en) « FOIA CASE LOGS- FY2020 », Case number: F-2021-00207 [PDF], sur CIA FOIA Electronic Reading Room, , p. 62
- ↑ Albarelli 2009, Book Five - Chap. 2 : The Starrs Investigation
- Kinzer 2019, Chap. 12 : Let This Die with Us
- Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Exhibit 1, p. 189-191
- Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Testimony of William E. Colby, p. 12
- ↑ Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Testimony of Nathan Gordon, p. 65
- (en) « INTELLIGENCE: Of Dart Guns and Poisons », Time, (lire en ligne)
- ↑ Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Exhibit 2, p. 192-197
- ↑ Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Hearings Before the Select Committee to Study Governmental Operations With Respect to Intelligence Activities
Annexes
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, First Session, Intelligence Activities : Hearings Before the Select Committee to Study Governmental Operations With Respect to Intelligence Activities, vol. 1 : Unauthorized Storage of Toxic Agents, Washington, U.S. Government Printing Office, , 245 p. (lire en ligne)
- (en) Hank P. Albarelli, A Terrible Mistake : The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War, Trine Day, , 912 p. (ISBN 9780984185887, LCCN 2009934693)
- (en) Stephen Kinzer, Poisoner In Chief : Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control, New York, Henry Holt & Company, , 320 p. (ISBN 1250140439, LCCN 2019007076)