The Wayback Machine - http://web.archive.org/web/20231107130115/https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-sociales-2002-4-page-561.htm
CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La profession devant les violences extrêmes

1C?est maintenant un fait généralement reconnu qu?il y a eu, entre les guerres nationales et coloniales du xixe siècle et les guerres de libération et de décolonisation d?après 1945, une multitude de cas où la violence de masse ? souvent sous la forme du nettoyage ethnique, du génocide ou du terrorisme ? fut légitimée, soutenue, voire perpétrée par des chercheurs et universitaires. Les implications de cette complicité, en revanche, ont rarement retenu l'attention. Certains l'expliquent par un égarement ou une méconnaissance des réalités politiques chez des individus ou dans certains secteurs, nationaux ou professionnels du monde universitaire. D?autres avancent que des idées parfaitement raisonnables forgées par des universitaires furent exploitées et abusivement utilisées par des politiciens sans merci. Comme les universitaires écrivent souvent leur propre histoire et qu?ils ont par ailleurs tendance à cultiver l'esprit de corps ou la loyauté envers l'institution, cette complicité a été particulièrement difficile à démasquer et à interpréter. Il ne faut pas s?étonner que, malgré toute une série d?épisodes troubles qui ont marqué son passé récent, la corporation ait en grande partie gardé confiance en sa supériorité morale et professionnelle.

2En réalité, les universitaires ont joué un rôle prépondérant en préparant l'état d?esprit, en fournissant la justification rationnelle et en apportant le savoir et le personnel requis pour la mise en ?uvre d?une violence de masse décidée par un État. Toutefois, si des ouvrages récents comme The Mobilization of the Intellect (1996) de Martha Hanna ou The Spirit of 1914 (2000) de Jeffrey Verhey ont amplement démontré que les universitaires se sont intensément mobilisés en temps de guerre, il est beaucoup plus difficile d?admettre qu?ils ont aussi pris ouvertement la défense d?une criminalité étatique patente. Certes, dans la plupart des cas, le crime de masse et le génocide modernes se sont déroulés en temps de guerre ou sous le couvert de la guerre et ont bien souvent été légitimés comme actes de guerre. Il n?empêche que l'on se heurte encore à des problèmes quand il s?agit de définir les actes criminels d?un État, de les distinguer de la guerre légitime et de déterminer comment leur appliquer les normes universelles de la morale et du droit (Ball, 1999).

3Dans le discours universitaire, ils sont liés à l'origine aux deux grandes variétés historiques de crimes contre l'humanité, ceux qui allèrent de pair avec le régime colonial et ceux qui furent le résultat de la chute des empires multiethniques et de l'avènement de l'État-nation moderne.

4La rencontre entre les Européens et les cultures africaines marqua les idées sur la race des colonisés aussi profondément que celles des colonisateurs, comme le montre avec force Sven Lindqvist, par exemple, dans « Exterminez toutes ces brutes » (1999). La fascination nouvelle qu?éprouvait alors l'Europe pour la race allait avoir un effet dévastateur sur elle-même comme sur l'Afrique (Mosse, 1985). Ainsi, le génocide des Hereros du Sud-Ouest africain par les Allemands conjuguait les discussions savantes entre universitaires et scientifiques, les débats politiques au Reichstag allemand et les actions militaires sur le terrain ? tous centrés sur les dangers d?une pollution raciale. Au début, les colonisateurs avaient de nombreux contacts avec la population indigène, mais les autorités politiques, militaires et scientifiques ne tardèrent pas à décider de prohiber le mélange des races, et les colons blancs, ayant besoin de terres, se rallièrent à l'expulsion et finalement à l'extermination des Hereros ? et même les députés du Reichstag qui critiquaient la brutalité des troupes allemandes reconnaissaient volontiers que la simple idée de Mischlinge (métis) leur faisait absolument horreur (Smith, 1998).

5On ne peut envisager les lendemains féroces du colonialisme sans songer à Frantz Fanon, qui prédisait dans Les damnés de la terre (1961) que les colonisés seraient déshumanisés par les pratiques et les techniques de domination des colonisateurs. Comme on a pu le constater au Rwanda, la stratification rigide de la société en Tutsis et Hutus, imposée par les colonialistes et missionnaires allemands et belges comme instrument de gouvernement et de pouvoir, a entraîné une intériorisation de l'idée d?une différence raciale essentielle qui devait aboutir au nettoyage ethnique de 1959 puis au génocide de 1994. Devant la sanction des scientifiques, des anthropologues et des autorités religieuses, unanimes à légitimer ces idées sur la différence raciale, la population indigène se mit à la percevoir comme le reflet des réalités sociales et politiques. Dans la période postcoloniale, l'Europe est intervenue en continuant d?exploiter ces distinctions pseudo-scientifiques et pseudo-historiques pour tenter de perpétuer son influence, à quoi la France a ajouté sa variété singulière de phobie culturalo-politique, qui l'a amenée, de crainte d?une incursion des Tutsis anglophones, à soutenir les « génocidaires » hutus francophones. Comme Gérard Prunier le fait valoir de façon convaincante dans son Rwanda : histoire d?un génocide (1997), le racisme européen, qui a son origine dans la linguistique du xviiie siècle, est ainsi revenu jouer son rôle destructeur à la fin du xxe siècle.

6Le second type de violences extrêmes est représenté par le génocide des Arméniens dans les derniers jours de l'Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale. Dans son cas, l'idée européenne moderne d?un nationalisme intégral, cherchant à créer une nation homogène dans ce qui est censé être de toute éternité sa patrie, fut appliquée au programme politique des jeunes Turcs pour turquifier l'Anatolie et la nettoyer de tous ses habitants qui, par l'appartenance ethnique ou la religion, étaient des étrangers. La soif de réformer la Turquie pour remplacer l'ordre ancien d?un Empire ottoman islamique par un État-nation moderne allait transformer la tolérance dont bénéficiaient jusque-là les minorités ethniques et religieuses en une politique de nettoyage ethnique et de génocide. Les origines historiques de ce génocide remontent aux guerres balkaniques de 1912 et 1913 et à la formation d?identités ethniques et nationales dans la région, qui dans le même temps se libérait du joug ottoman. Les massacres de populations balkaniques par les Ottomans et entre elles et les massacres d?Arméniens par le Sultan Abdul Hamid furent les précurseurs du génocide arménien de 1915, qui lui-même allait être suivi des affrontements violents entre Turcs et Grecs au lendemain de la première guerre mondiale et finalement de l'échange forcé de Grecs et de Turcs en 1923 (qui fit des centaines de milliers de morts). Ces événements préparèrent le terrain pour les vastes campagnes de nettoyage ethnique et les génocides des décennies ultérieures (Dadrian, 1997).

7À la veille d?envahir la Pologne, Hitler aurait exhorté ses généraux à se montrer impitoyables en leur faisant remarquer : « Après tout, qui parle aujourd?hui de la destruction des Arméniens ? » (Dadrian, 1997, p. 403-409). Et de fait, s?il voulait ainsi rappeler par un exemple que les vainqueurs ont rarement à se soumettre à la censure de la morale et du droit, il avait raison. Mais en un autre sens il se trompait fort, car le génocide des Arméniens resta dans les mémoires ? et au premier chef celle d?Hitler lui-même ? comme une politique efficace pour faciliter la création d?un nouvel État-nation. Pour leur part, les projets nazis de gigantesque restructuration démographique de l'Europe orientale et de la Russie occidentale avaient pour but de créer le Lebensraum (espace vital) dont la race aryenne avait absolument besoin et où certains groupes raciaux seraient exterminés et d?autres décimés, privés de leurs élites politiques et intellectuelles et réduits en esclavage. En ce sens, le génocide des Juifs et le nettoyage ethnique des Polonais et des Russes mêlaient des éléments empruntés à l'héritage colonial aussi bien qu?à l'héritage ottoman, car l'« espace vital » de l'Allemagne à l'Est devait être un prolongement de son État-nation homogène du point de vue racial, la Volksgemeinschaft nazie, qui serait purgée de tous les éléments biologiquement indésirables (Aly, 1999a).

8La science et la pensée allemandes avaient soigneusement préparé ces politiques pendant plusieurs décennies (Burleigh, 1988). Ce qu?on appelait les Ostforscher, ces spécialistes de l'Est qui cautionnaient la mainmise de l'Allemagne sur ces régions en la justifiant par l'histoire, fournirent des plans pour les transformer et bien souvent participèrent à l'adoption des politiques nazies. De même, les médecins allemands cautionnèrent, planifièrent et exécutèrent le meurtre des handicapés mentaux et physiques et par la suite jouèrent un rôle central dans le génocide des Juifs. Finalement, la théorie scientifique de la race, l'interprétation universitaire de l'histoire, le raisonnement géopolitique, les techniques de stérilisation et la chimie des gaz toxiques, les innovations de l'architecture et du génie civil se fondirent avec les pratiques administratives modernes pour légitimer, organiser et exploiter les usines de la mort les plus productives jamais créées (Friedlander, 1995).

9Les régimes communistes criminels ? de l'Union soviétique au Cambodge en passant par la Chine ? ont eux aussi bénéficié de l'appui des universitaires et des intellectuels durant une partie au moins de leur existence. À la différence des élites intellectuelles nationales collaborant avec les régimes criminels, qui furent souvent détruites par les monstres qu?elles avaient créés, les dirigeants despotiques des régimes de terreur extra-européens étaient souvent issus des établissements d?enseignement supérieur européens et ne jouissaient que trop souvent de l'appui lointain des universitaires et intellectuels occidentaux. Certes, surtout dans le cas de l'urss, la défense du stalinisme devint synonyme d?antifascisme. Néanmoins, il faut se demander ce qui, dans le monde universitaire du xxe siècle, a fait que les dirigeants khmers rouges étaient des produits des universités françaises, a amené les intellectuels russes à s?enrôler dans le nkvd et a poussé les étudiants chinois à se lancer dans une « révolution culturelle » qui devait détruire une bonne partie du patrimoine culturel et de l'intelligentsia de leur pays. Peut-on excuser comme simples folies de jeunesse des phénomènes tels que l'adhésion au maoïsme des étudiants européens dans l'une des périodes les plus meurtrières de la Chine communiste, la défense de Pol Pot au nom de l'anti-américanisme, ou encore l'histoire d?amour des meilleurs esprits d?Europe avec la Russie de Staline ? Tout simplement, il faut se souvenir qu?universitaires et intellectuels sont plus d?une fois montés au créneau pour défendre des crimes de masse et des actes d?inhumanité à grande échelle et se sont souvent distingués par un aveuglement politique et une indifférence morale extraordinaires. C?est là, à mon sens, la question cruciale étudiée dans des ouvrages comme Le passé d?une illusion (1995) de François Furet, ou Un passé imparfait (1992) de Tony Judt, et c?est à nos risques et périls que nous en ignorons les conséquences.

10Si l'on admet que la communauté universitaire a été complice de crimes contre l'humanité, il faut se demander, en premier lieu, si cette complicité était une aberration ou une dénaturation de son éthique ; ensuite, si elle indique que l'éthique n?a rien à voir avec le comportement des milieux universitaires ; et enfin, si elle révèle chez eux de nos jours un penchant naturel à faciliter les crimes d?État ou à ne pas y résister. S?il y a la moindre part de vérité dans cette dernière hypothèse, on peut en conclure que, pour analyser utilement les violences extrêmes, il faut commencer par réformer la profession elle-même. Voilà qui a été dit et redit à l'envi depuis 1945, mais pas plus que les poètes n?ont renoncé à écrire des poèmes malgré l'admonestation fameuse d?Adorno qualifiant la chose de barbare après Auschwitz, les séquelles du génocide perpétré récemment au c?ur de l'Europe ne l'empêchent de continuer à produire ses discours savants sans guère apparemment tenir compte des appels à l'introspection. De fait, après avoir analysé les désastres infligés à l'humanité par deux guerres totales et deux régimes totalitaires déshumanisants comme une rupture avec la civilisation, les chercheurs de l'après-guerre ont tenté d?expliquer ces événements en leur appliquant précisément les vieux concepts humanistes et rationnels que la catastrophe avait si profondément sapés, comme si de rien n?était. Plus près de nous, dans un essai brillant intitulé Modernity and the Holocaust (1989), Zygmunt Bauman demandait une fois de plus à ses collègues d?envisager les conséquences de leur refus obstiné d?affronter cette épreuve intellectuelle et morale ? mais, malgré le concert de louanges qui a accueilli l'ouvrage, à peu près personne, semble-t-il, n?en a pris l'argument à c?ur.

11Quelques exemples suffiront à montrer combien le refus de voir dans cette complicité des universitaires autre chose qu?aberration et naïveté politique impose de bornes aux explications de la violence de masse. Ainsi, malgré Hannah Arendt, qui avait posé dès 1951 le rapport entre colonialisme et génocide dans son étude sur Les origines du totalitarisme, qui par ailleurs devait avoir un grand retentissement, il aura fallu la décolonisation, d?innombrables génocides et l'essor des recherches consacrées à l'Holocauste pour que ce lien décisif soit reconnu. Les chercheurs allemands, au lieu de mettre le doigt sur les liens qui les y rattachaient, ont laissé les actions génocidaires nazies occulter presque entièrement les idéologies et pratiques coloniales. C?est seulement dans la période récente que la recherche a révélé à quel point le génocide des Hereros était important comme précurseur des génocides ultérieurs, et notamment de l'Holocauste. Dans une thèse de doctorat à paraître, Christian Davis démontre l'existence de liens étroits entre le racisme anti-africain et l'antisémitisme politique intérieur dans l'Allemagne d?avant 1914, et Vahakn Dadrian, d?autre part, dans German Responsibility in the Armenian Genocide (1996), a donné il y a quelques années un exposé circonstancié de l'implication de politiciens et généraux allemands dans le massacre des Arméniens.

12Fait plus frappant encore, il aura fallu cinquante ans pour reconnaître que les historiens allemands avaient été complices de la politique du Troisième Reich, et même au bout de tout ce temps, ces révélations ont causé un véritable scandale. De fait, ce sont les mêmes historiens qui se retrouvèrent après la guerre de connivence pour occulter dans leurs études du nazisme leur propre association ou celle de leurs mentors avec le régime. Cet « oubli » ne pouvait que compromettre leurs interprétations du IIIe Reich et fausser l'interprétation des atrocités du passé transmise aux jeunes générations de chercheurs, ne fût-ce qu?en rationalisant les actions génocidaires au point d?en éliminer entièrement les motivations idéologiques et la loyauté envers le régime nazi. Que la complicité de la profession avec les génocidaires ait pu demeurer si longtemps taboue doit nécessairement altérer notre sens moral et notre moralité et introduire dans la pensée universitaire une hypocrisie structurelle qui peut faire que les méthodes et les hypothèses de recherche retenues prédéterminent les résultats de toute investigation, si méticuleuse soit-elle (Aly, 1999b, p. 153-183).

13De même, devant le silence dont, des décennies durant, universitaires et intellectuels ont entouré des figures comme Martin Heidegger, Paul de Man ou Maurice Blanchot ? que ceux-ci aient consacré la suite de leur carrière à écrire sur le désastre ou à n?en jamais souffler mot ?, on peut penser que cette incapacité à affronter la complicité vicie la compréhension de l'inhumanité et laisse béants des gouffres d?obscurité et d?artifice. Ce à quoi je songe ici n?est pas tant le « syndrome de Vichy » dont Henry Rousso a donné une description si éloquente dans son étude de 1987 que le syndrome de l'amnésie institutionnelle. Il ne s?agit pas en effet du cas personnel de ceux qui n?ont pas eu le courage moral d?assumer leur passé, mais du refus de reconnaître sa conspiration du silence et sa dissimulation collective que la communauté universitaire a manifesté en s?empressant de revendiquer son monopole sur le savoir et en usant de son autorité corporative pour étouffer les critiques de l'intérieur (Lang, 1996 ; Carroll, 1995, p. 248-261 ; Mehlman, 1983, p. 6-22).

14Or, le refus d?admettre les péchés d?hier peut effectivement aboutir à une nouvelle complicité criminelle, comme le démontre le cas du Rwanda. Il est frappant, pour tout observateur du génocide des Tutsis, que les gouvernements français, américain ou allemand aient subi si peu de pressions réelles de la part de leurs milieux universitaires et intellectuels pour intervenir et mettre un terme à ce génocide. Il est parfaitement évident que la chose aurait été éminemment possible, moyennant évidemment des pressions et une aide américaines, que la France était profondément engagée, et donc moralement tenue d?agir et que l'Allemagne aurait pu ainsi démontrer que son discours sur la prévention du génocide est une question de principe et non pure démagogie. Au lieu de cela, les États-Unis ont fait tout leur possible pour nier le génocide, la France s?est mise à soutenir activement les génocidaires et l'Allemagne a gardé le silence. Il y a bien eu quelques intellectuels et universitaires français pour protester contre l'aide de leur pays aux génocidaires, mais cela ne paraît pas avoir eu la moindre influence sur ses actes, pas plus que d?effet durable sur sa politique africaine. Il apparaît à vrai dire que le discours public en France se préoccupe beaucoup plus de la dénonciation et de la dénégation des crimes commis par le communisme et le nazisme il y a 50 ans que du rôle de la France dans les crimes de masse contemporains. De leur côté, les chercheurs américains, tout à la mémoire de l'Holocauste à l'époque, ont ignoré le génocide qui se déroulait sur leurs écrans de télévision. Quant aux universitaires allemands, qui avaient fouillé de fond en comble les archives du nazisme, ils sont restés paralysés politiquement devant ce massacre en temps réel. Le génocide rwandais fut extraordinairement rapide : dans les 800 000 morts en l'espace de quelques semaines. Par ailleurs, en Bosnie, le monde « civilisé » ne s?est mis à protester que des années après les massacres qui avaient coûté la vie à un quart de million de personnes. Dans Slaughter-house (1995), réquisitoire sévère contre la politique occidentale, David Rieff a réuni des preuves montrant que l'Europe et les États-Unis restaient dans l'expectative alors que les médias se faisaient chaque jour l'écho de tueries et de massacres. Là encore, les spécialistes des atrocités du passé sont restés notoirement incapables de déchiffrer la politique et les réalités de leur époque comme de peser sur leurs gouvernements. Et durant ce temps-là, comme Michael Sells l'a montré, théologiens et chercheurs serbes et croates se dépensaient sans compter pour légitimer le nettoyage ethnique en recourant à des mythes historiques inventés et à des théories raciales contournées (Sells, 1996).

Regards individuels sur les violences extrêmes

15Il y aurait certainement lieu d?attendre des milieux universitaires, qui encouragent les idées non-conformistes et l'expression personnelle des opinions et réagissent avec méfiance à l'uniformité et au consensus, qu?ils produisent davantage d?attitudes critiques à l'endroit des formes extrêmes de violence organisée par l'État. Mais le conformisme n?est pas l'apanage des systèmes totalitaires. Bien souvent, les spécialistes choisissent de se plonger dans des recherches ésotériques, en qualifiant de protestation ce que l'État perçoit comme un acquiescement.

16Pour prendre un exemple, la nature autoritaire de l'Empire allemand d?avant 1914 se retrouvait dans des penchants analogues au sein du monde universitaire. L?ouverture des hostilités y aboutit non seulement à un regain de patriotisme mais encore à une intolérance croissante envers les « étrangers » et dissidents de l'intérieur. Malgré la République de Weimar, les universités allemandes demeuraient sous l'emprise des conservateurs antirépublicains, même si des Juifs convertis comme Victor Klemperer pouvaient finir par accéder au professorat ? non sans se heurter à certaines résistances, il est vrai. Parallèlement, les étudiants s?acheminaient rapidement vers l'extrémisme politique, un antisémitisme violent et finalement le nazisme. Peu après la « prise du pouvoir » par Hitler, des Allemands aussi profondément assimilés et patriotes que Klemperer ? dont l'étonnant journal, Je veux témoigner jusqu?au bout (2000), est un document capital sur la trahison de l'intelligentsia allemande ? furent révoqués. Aucun de leurs collègues ne protesta publiquement ; quelques-uns donnèrent libre cours à leur jubilation. Les universités allemandes ne tardèrent pas à retourner à leur autoritarisme et à leur conformisme traditionnels, mis au service à présent du Führer et de la Volksgemeinschaft contre le « judaïsme » (Judentum) et le bolchévisme. Quant à ceux qui choisirent « l'exil intérieur », leur prétendue opposition personnelle au régime ne trouva aucune expression publique et n?eut donc aucun impact en dehors de leur très intime for intérieur (Herbert, 1996, p. 29-130 ; Weinreich, 1999).

17Au Japon également, toute critique de la politique impériale était rigoureusement taboue, et le monde universitaire a persévéré longtemps après la guerre dans un autoritarisme et un conformisme hérités du passé qui empêchaient de connaître et de comprendre les horreurs perpétrées par l'Armée impériale en Asie. Au Japon comme en Allemagne, il aura fallu une poignée de non-conformistes courageux, une génération plus jeune de chercheurs et des pressions croissantes de l'extérieur pour réformer l'élite universitaire et ouvrir la voie à un affrontement du passé (Buruma, 1995). De même, l'historiographie soviétique moderne s?est étiolée durant de nombreuses années, submergée par les diktats du régime et son idéologie. À l'inverse, l'essor de la science historique en Pologne correspondait à sa résistance endémique au communisme, encore que son penchant nationaliste ait perpétué un parti pris antijuif (Fitzpatrick, 2000, p. 1-14 ; Gross, 2000). Mais même les systèmes politiques et universitaires ouverts ont connu les préjugés, l'autocensure et le bâillonnement. Nombre de chercheurs européens ont mis beaucoup plus de temps que le manque de données ne l'aurait justifié à dénoncer les crimes de l'Union soviétique et à tâcher de voir en quoi ils avaient eux-mêmes été complices de recel des horreurs du stalinisme. Bien des universitaires et intellectuels américains n?ont pas su résister au maccarthysme. La recherche française a dû attendre l'ouvrage pionnier de l'historien américain Robert Paxton, La France de Vichy (1972), pour affronter le phénomène de la collaboration durant l'occupation allemande. Des chercheurs israéliens qui, comme Benny Morris et Ilan Pappé, écrivaient sur l'expulsion des Palestiniens et la politique expansionniste de l'État juif, se sont trouvés marginalisés par rapport à leurs pairs et à l'institution universitaire. En d?autres termes, il n?a fallu ni pressions manifestes de l'État ni prisons secrètes pour produire le genre d?autocensure patriotique qui a si souvent étouffé les opinions non-conformistes.

18L?étude des violences extrêmes a été grandement influencée par les chercheurs qui ont eux-mêmes été personnellement victimes d?atrocités ou qui se considèrent comme chargés d?en perpétuer la mémoire. De fait, notre connaissance et notre compréhension des crimes ordonnés par des États dépendent souvent de la mesure dans laquelle les survivants sont capables de relater ce qu?ils ont vécu. C?est ainsi qu?il y a infiniment plus de travaux historiques sur le génocide des Juifs que sur les massacres des Tziganes et des handicapés mentaux, ce qui tient aussi à la persistance d?un sentiment et de politiques antitziganes dans de nombreux pays d?Europe et à celle de politiques d?hygiène sociale dans un certain nombre d?États bien après 1945. Il faut cependant rappeler que jusqu?aux années 1980 l'Holocauste n?était nullement un champ d?étude important, à la fois parce que les Juifs avaient peur d?insister sur leur qualité de victimes et parce que les sociétés les plus directement concernées étaient trop préoccupées par leur propre sacrifice pour s?inquiéter d?une minorité envers laquelle traînaient encore des préjugés (Wieviorka, 1992 ; Novick, 1999).

19On peut aussi glaner quelques indications sur les rapports de certains chercheurs aux crimes organisés par des États dans les rares recherches d?universitaires turcs sur le génocide arménien. La Turquie ne reconnaît pas ce génocide et fait pression sur les pays, institutions et personnes qui veulent le commémorer ou en faire un objet d?enseignement ou de recherche (Hovannisian, 1999). À vrai dire, la plupart des travaux importants consacrés à ce massacre sont l'?uvre d?Arméniens. À l'inverse, presque toutes les études qui comptent des génocides perpétrés au Rwanda et au Cambodge sont dues à des journalistes et chercheurs étrangers, en grande partie parce que la situation politique demeure instable dans les deux pays. Le Japon, un peu à la manière de la Turquie, a résisté aux pressions exercées sur lui pour qu?il assume ses crimes commis en Asie, en cultivant son image de victime des bombardements atomiques et aussi grâce au fait que la République populaire de Chine a jugé plus avantageux de cultiver de bonnes relations avec le géant économique qui est son voisin à l'Est (Fogel, 2000) ? mais dans ce cas-là, une poignée d?auteurs japonais courageux se sont attachés à dévoiler les horreurs de la guerre menée par leur pays, aidés en cela depuis peu par la dénonciation de ces crimes auprès d?un immense public grâce au succès de l'ouvrage d?Iris Chang The Rape of Nanking (1997).

20Dans ce contexte, on pourrait se demander si les chercheurs qui ont subi, ou fait subir à d?autres, des violences poussées à l'extrême ont une plus grande intelligence du phénomène, ou si au contraire ils sont trop partiaux pour en rendre compte avec mesure et objectivité. Ian Kershaw, dernier biographe en date de Hitler, soutenait, dans un entretien accordé à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, que n?ayant personnellement pas été touché par le nazisme, il était capable « d?évaluer Hitler et le Troisième Reich avec plus d?impartialité » (n° 34 du 21 août 2000). Avant lui, en revanche, d?éminents historiens britanniques du Troisième Reich comme John Wheeler-Bennett, Hugh Trevor-Roper ou Alan Bullock avaient effectivement eu affaire de près au nazisme. De même, c?est l'historien très engagé Marc Bloch qui écrivit sous l'occupation l'analyse la plus pénétrante de la France de l'entre-deux-guerres et de la débâcle de 1940, L?étrange défaite, peu avant d?être exécuté par les Allemands. Quelques-unes des plus importantes parmi les premières ?uvres consacrées aux camps de concentration nazis furent écrites par d?anciens détenus ou par des émigrés de fraîche date qui pourtant, tels Eugen Kogon et Raul Hilberg ? lequel le rapporte ? avaient été avertis que des sujets comme l'Holocauste n?offraient aucune perspective de carrière (Hilberg, 1996, p. 65-66).

21Le fait d?avoir vécu des violences extrêmes peut aussi amener à les refouler ou à les déformer. Les chercheurs allemands qui avaient servi dans la Wehrmacht se sont montrés peu disposés à admettre les crimes perpétrés par des soldats ou ordonnés par les commandants et souvent trouvés dans l'impossibilité d?écrire l'histoire des victimes du nazisme (Bartov, 1997). Pour leur part, les vétérans de la résistance française, tout aussi peu enclins à concéder que les étrangers et les Juifs y avaient apporté leur contribution, ont eu tendance à exagérer l'impact global de la résistance sur l'occupation allemande (Cohen, 1993, p. 359-397). La complaisance généralisée qui avait caractérisé l'attitude des Français, et en particulier des universitaires et intellectuels, n?a guère été traitée par les chercheurs français contemporains, tout au moins jusqu?à la parution de l'importante étude de l'historien suisse Philippe Burrin, La France à l'heure allemande (1995). Lorsqu?on se met en scène en écrivant sa propre histoire nationale, on se donne rarement un trop mauvais rôle.

22Il en est chez qui la marque laissée par l'engagement personnel dans l'histoire s?accentue en fait à mesure qu?ils vieillissent. L?historien allemand Andreas Hillgruber a terminé sa brillante carrière par un essai controversé, Zweierlei Untergang (1986), dans lequel il soutient que ses collègues doivent s?identifier au sort tragique des soldats de la Wehrmacht et des sous-officiers nazis qui défendirent d?innocents civils allemands contre ce qu?il appelle « l'orgie de revanche » des envahisseurs de l'Armée rouge à la fin de 1944. Ernst Nolte, ancien officier de blindés et spécialiste influent du fascisme, affirmait avec force au milieu des années 1980 que les camps de concentration nazis, inspirés du modèle et suscités par la peur du goulag soviétique, ne s?en distinguaient que par l'introduction de la chambre à gaz. Il défendait le prétendu « internement » des Juifs allemands comme une réaction logique aux déclarations de Chaim Weizmann, le président de l'Organisation sioniste mondiale, qui avait annoncé en septembre 1939 que les juifs combattraient le Troisième Reich (Nolte, 1993, p. 8, 13-14, 21-22). De tels sentiments ne peuvent être dissociés de ce que ces historiens avaient vécu dans leur jeunesse et de leur intériorisation des thèses nazies.

23L?engagement personnel intense peut aussi être le fait d?une génération postérieure. Les bourreaux volontaires d?Hitler (1998) de Daniel Jonah Goldhagen et L?industrie de l'holocauste (2001) de Norman Finkelstein relient l'indignation morale de leurs auteurs, fils de survivants de l'Holocauste, à l'héritage que ceux-ci leur ont légué. Cette généalogie fait aussi que le public parle davantage de leurs arguments, qu?ils soient anti-Allemands ou anti-Juifs, et avec davantage de tolérance. Aucun jeune universitaire allemand, au contraire, ne pourrait tranquillement écrire que tous les Allemands furent des bourreaux volontaires ni rattacher les demandes d?indemnisation à une prétendue conspiration juive pour tirer profit d?une industrie mondiale de l'Holocauste. On trouve des exemples plus encourageants d?engagements de la deuxième génération dans les récits que font Iris Chang et Honda Katsuichi du sac de Nankin. Chang, jeune Sino-Américaine, a entrepris de reconstituer l'horreur à laquelle sa famille a tout juste survécu. Son livre est ainsi à la fois reconquête de son identité et reconstitution d?un épisode sinistre qui n?est guère connu en Occident. Son engagement, son empathie et son indignation personnels ont trouvé un écho dans un large public. Le massacre de Nankin n?est sans doute pas « l'Holocauste oublié de la deuxième guerre mondiale » comme le dit le sous-titre de son ouvrage, mais c?est une atrocité commise sur une grande échelle, dont la mémoire dans l'opinion a été très largement oblitérée. De son côté, Honda, adolescent durant la guerre, a passé des décennies à interroger des survivants chinois oubliés depuis longtemps de leur propre gouvernement comme des Japonais. Pour lui aussi, il s?agit d?un acte d?engagement personnel extraordinaire : enfant de la nation coupable, il a méticuleusement enregistré les souvenirs de ses victimes. Son livre, The Nanjing Massacre : A Japanese Journalist Confronts Japan?s National Shame (1999, 1997 en japonais), est un travail d?auto-accusation, de réparation et de reconquête qui rend aux survivants l'histoire dont ils avaient été brutalement privés avec les vies de leurs familles. À la différence de la plupart des spécialistes allemands de l'Holocauste, Honda ne reconstruit pas l'histoire officielle de ce crime de masse à partir des documents du pays auteur, mais rend compte de l'événement vécu tel que les victimes s?en souviennent. En ce sens, son ouvrage est proche de Shoah (1985), l'extraordinaire film de Claude Lanzmann.

24À certains égards, l'histoire ainsi pratiquée est aussi un travail de commémoration et d?expiation, mais qui ne peut vraiment réussir que si son but primordial est une reconstitution exacte des événements et des expériences vécues. Les ?uvres de ce genre sont assurément en même temps un appel à la justice et une mise en garde contre l'impunité. Dans le meilleur des cas, elles rejettent les tabous de la profession, du consensus national et de l'apologétique, et révèlent ainsi la trempe morale et le courage de leurs auteurs. En ce sens, elles aident aussi à compenser dans une certaine mesure un siècle de complicité universitaire et intellectuelle de toutes les formes de violence extrême.

Conclusion : les universitaires devant le terrorisme d?aujourd?hui

25En guise de conclusion, je me contenterai de quelques remarques sur l'impact que les attentats terroristes perpétrés en septembre 2001 contre les États-Unis ont eu sur les rapports entre les violences extrêmes et le monde universitaire et intellectuel. Durant le siècle qui vient de s?achever, je l'ai dit, ses représentants ont souvent pris la défense de la violence d?État et ensuite eu du mal à concéder rétrospectivement qu?ils en avaient été complices. Il y a eu des exceptions, aux premiers rangs desquelles la réaction pacifiste très générale à la première guerre mondiale et la politique d?« apaisement » de la France et de la Grande-Bretagne avant la seconde, l'opposition à la guerre d?Algérie et l'opposition à la guerre du Viet Nam. Cette dernière, en particulier, et surtout aux États-Unis, a forgé la conscience de toute une génération, dont les membres occupent maintenant des postes qui leur confèrent pouvoir et influence. La découverte progressive de la complicité passée a aussi rejailli sur l'idée que les gens se font de leur rôle dans la politique contemporaine. Les attentats du 11 septembre 2001 ont troublé cette belle harmonie. Une bonne partie de l'intelligentsia et du monde universitaire aux États-Unis, mais visiblement aussi des secteurs non négligeables en Europe, y ont réagi avec une horreur mêlée d?un irrésistible besoin de rattacher l'hécatombe aux crimes passés de l'Occident, afin de pouvoir plus facilement s?accrocher au vieux consensus et s?opposer à une réponse étatique violente au terrorisme insaisissable et sans visage.

26Le plus troublant, semble-t-il, est que si la source de cette attaque est, de l'avis général, une organisation internationale faible et lâche, malaisément assimilable à un État quelconque, tout indique cependant qu?elle possède en même temps la volonté et peut-être aussi les moyens de commettre des actes de destruction massive. Il y a là une énigme, d?autant plus difficile à percer que cette organisation et ses sympathisants emploient la rhétorique de l'expiation par l'Occident de ses crimes très familière aux intellectuels occidentaux, mais en la combinant avec des arguments théologiques et apocalyptiques issus d?un univers intellectuel entièrement différent. L?opposition à la guerre et les sentiments de culpabilité à l'endroit des politiques capitalistes et postcoloniales menées jadis, hier et aujourd?hui dans le tiers monde sont devenus la formule incantatoire des universitaires et des intellectuels occidentaux. Or, à présent, il faut affronter la nécessité à la fois d?avoir recours à la guerre pour combattre le terrorisme et d?opérer des changements réels dans les politiques dont l'Occident (y compris ses universitaires et ses intellectuels) a profité pendant plus d?un siècle. La violence, perçue comme un mal en soi parce qu?elle est d?ordinaire exercée par les forts contre les faibles et que ce sont les innocents et non les coupables qui en sont victimes, est venue cette fois des régions les plus pauvres et les plus défavorisées du monde. Pour y réagir efficacement, il faut une révolution dans la manière de penser l'usage de la force et de la politique économique à l'extérieur des frontières, ainsi que les changements qui s?imposeraient à l'intérieur en conséquence.

27Pouvons-nous attendre de notre propre communauté qu?elle réagisse à la fois avec circonspection et avec détermination ? À en juger par la réticence de ceux qui étaient hostiles au bombardement de la Yougoslavie durant le nettoyage ethnique du Kosovo par les Serbes à admettre aujourd?hui encore qu?ils avaient tort, alors qu?il est démontré à mon sens que cette action militaire a empêché un crime de proportions massives et entraîné la chute de Slobodan Milo?evi?, j?hésite à répondre par l'affirmative. Et pourtant, les événements de Yougoslavie ne faisaient planer aucune menace immédiate sur le reste du monde, même si c?étaient des crimes contre l'humanité, que toutes les nations ont l'obligation d?essayer de faire cesser. En revanche, alors que le bombardement des tours jumelles de New York était lui aussi un crime contre l'humanité, nous avons du mal (comme une bonne partie du reste du monde) à considérer les États-Unis comme la victime d?une violence de masse plutôt que comme son auteur. Approuver l'exercice de représailles par une superpuissance revient-il finalement à se faire complice de crimes de masse ?

28Cela dit, j?admets ma stupéfaction devant le manque de résolution des universitaires et des intellectuels, leur confusion de pensée et leur désir désespéré de revenir aux modes de comportement et de pensée complaisants qui ont si brutalement volé en éclats le 11 septembre 2001. Cela procède à la fois de leur vieille incapacité de discerner où réside la responsabilité morale en temps de crise et d?une totale méprise dans leur manière de compter avec le passé. Pour une part, cette réaction témoigne aussi d?une incapacité de se rendre compte que, loin de s?y opposer, le recours à la force contre les auteurs de crimes pourrait fort bien au contraire aider à redresser les torts qui sont à la racine du terrorisme. Il est déprimant de constater combien rares furent les analyses applicables et les lumières venant de ceux qui sont payés pour utiliser leur matière grise et combien inconsistants furent les arguments moraux des gens qui sont censés servir de boussole morale. La leçon à tirer d?un siècle de complicité des chercheurs au service du mal n?est pas que nous devions absolument toujours nous opposer à la violence mais que nous devrions être capables de déceler ? mieux que d?autres ? si et quand il convient d?user de la force contre ceux qui veulent notre destruction et d?expliquer ensuite avec toute l'éloquence dont nous sommes capables pourquoi l'emploi de la force est alors légitime. Il nous faut faire le départ entre la violence utilisée pour mettre un terme aux crimes contre l'humanité et la violence destinée à détruire l'idée d?une humanité partagée. Nous devons aussi insister pour que de cet affrontement surgisse un monde où chacun préfère, et puisse, faire partie de l'humanité, au lieu de rester enfermé au dehors. Car les exclus d?aujourd?hui sont les auteurs des attentats suicides de demain.

29Traduit de l'anglais

Français

Résumé

Explorant ici les rapports entre les violences extrêmes et la pensée universitaire, je commence par dire que la profession en a été complice en préparant l'état d?esprit, en fournissant la justification rationnelle et en apportant le savoir-faire et le personnel requis pour l'exercice d?une violence de masse décidée par un État. Pourtant, j?affirme qu?elle ne peut analyser et expliquer les formes modernes extrêmes de la violence sans réviser ses propres paradigmes de recherche et d?interprétation. Je poursuis en posant la nécessité de comprendre les mécanismes qui poussent personnellement tel ou tel chercheur à prendre part ou à résister à l'atrocité, car cela permettrait sans doute de modifier plus facilement la formation dans le souci et le sens d?une plus grande résistance aux crimes perpétrés avec la bénédiction d?un État. Inversement, je note que le vécu personnel de certains chercheurs qui étudient les violences extrêmes exerce inévitablement un effet sur leurs travaux : pour y avoir été soumis, ou y avoir soumis autrui, comprennent-ils mieux et pénètrent-ils plus profondément le phénomène, ou sont-ils d?une partialité telle qu?elle en invalide leurs conclusions ? J?en déduis que la notion même d?analyse objective se trouve battue en brèche face à des événements qui font voler en éclats les normes et les conventions de l'existence ordinaire. Pour conclure, je me livre à quelques réflexions sur les réactions des milieux universitaires au terrorisme international.

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Omer Bartov
Omer Bartov est titulaire de la chaire John P. Birkelund d?histoire européenne à l'Université Brown aux États-Unis. Il dirige aussi la collection Studies on War and Genocide aux éditions Berghahn. Il a publié des travaux sur l'Allemagne nazie, la France de l'entre-deux-guerres et l'Holocauste, les plus récents étant : Mirrors of Destruction : War, Genocide, and Modern Identity (2000) et le recueil collectif intitulé The Holocaust : Origins, Implementation, Aftermath (2000).
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