Ichor
Dans la mythologie grecque, l'ichor (en grec ancien ἰχώρ / ikhṓr) est le sang des dieux, différent de celui des mortels. C'est, à l'origine, un terme médical ionien qui désigne une sérosité, par opposition au sang (αἷμα / haîma) et au pus (πὐον / púon)[1]. Chez Platon, Aristote et les auteurs hippocratiques, le terme se rapporte à la lymphe ou au sérum sanguin. Les dictionnaires du XIXe et du XXe siècle le définissent par : pus sanguinolent et fétide s'écoulant d'une plaie infectée ou d'un ulcère[2].
Chez Homère
[modifier | modifier le code]Le mot se rencontre seulement à deux reprises chez Homère[3]. La première mention apparaît aux vers 339-342 du chant V de l'Iliade, quand Aphrodite est blessée par Diomède :
« πρυμνὸν ὕπερ θέναρος· ῥέε δ᾽ ἄμβροτον αἷμα θεοῖο ἰχώρ, οἷός πέρ τε ῥέει μακάρεσσι θεοῖσιν· |
« Du poignet jaillit l'immortel sang de la déesse, L'ichor, tel qu'on le voit couler chez les dieux bienheureux : |
On le retrouve au vers 416, lorsqu'Aphrodite est rentrée dans l'Olympe et que sa mère Dioné « essuie l'ichor de ses deux mains » (ἀμφοτέρῃσιν ἀπ᾽ ἰχῶ χειρὸς ὀμόργνυ). Il arrive ailleurs dans l'épopée qu'un dieu — Arès — soit blessé, mais l'ichor n'est pas mentionné : le poète emploie de nouveau l'expression « sang immortel » (ἄμϐροτον αἷμα / ámbroton haĩma) qu'il a déjà utilisée au vers 339 pour Aphrodite. Or « βρότος » est un mot homérique pour le sang, en particulier celui qui coule d'une blessure[5] ; le sang immortel est donc aussi un sang « exsangue ».
Les vers 341-342 exposent de manière concise la différence entre dieux et mortels. Ceux-ci ont comme particularité celle d'« être nourri[s] du blé de Déméter[6] », c'est-à-dire de manger du pain — nourriture qui les définit par rapport aux héros d'antan[7] ou aux monstres[8]. Leur cycle de vie est similaire à celui des végétaux qu'ils mangent : « pareils à des feuilles, tantôt [ils] vivent pleins d'éclat et mangent les fruits que fournit la terre labourée, / tantôt retombent au néant[9]. » Les mortels sont aussi ceux qui ont du sang dans les veines : ainsi, lors de sa descente aux Enfers, Ulysse doit laisser les morts boire un peu de sang pour qu'ils puissent reprendre un peu de vie et parler[10]. Les dieux ne mangeant pas de pain, ni de vin, ils n'ont pas de sang et ne sont pas mortels.
Pour des raisons de probabilité intrinsèque, les vers 341-342 ont été écartés comme une interpolation par plusieurs éditeurs modernes d'Homère[11]. Dans ce cas, l'ajout serait l'œuvre d'un mouvement religieux, comme l'orphisme, où les proscriptions alimentaires jouent un rôle crucial : s'abstenir de pain et de vin permet de remplacer le sang par de l'ichor, et donc de se rapprocher de la divinité[12]. Pour d'autres auteurs, au contraire, les vers 341-342 s'intègrent pleinement dans les conceptions théologiques d'Homère. Chez lui, en effet, les dieux ne se nourrissent pas de viandes sacrificielles, comme dans les traditions proche-orientales : tout juste se contentent-ils du fumet des viandes rôties et de l'odeur de la graisse brûlée. Leur véritable nourriture est le nectar et l'ambroisie, qui les empêchent de vieillir.
Auteurs ultérieurs
[modifier | modifier le code]Cette conception de l'ichor n'a pas réellement d'écho dans la littérature ultérieure, où le nectar et l'ambroisie sont directement à l'origine de l'immortalité[13]. Seul un passage d'interprétation difficile de l’Agamemnon d'Eschyle paraît se rattacher à la tradition homérique : « L'ancienne plaie n'est pas encore cicatrisée, déjà coule le nouvel ichor[14] », remarque Clytemnestre à propos de la malédiction des Atrides. « Ichor » pourrait ici simplement désigner du sang[15], ou ce qui s'écoule d'un abcès interne[16], mais le mot pourrait avoir été intentionnellement choisi pour démarquer le sang royal des Atrides, descendants de Zeus, de celui du reste des hommes[17].
Notes
[modifier | modifier le code]- A. Blanc, C. de Lamberterie et J.-P. Perpillou, Supplément au dictionnaire, à l'article ἰχώρ.
- Informations lexicographiques et étymologiques de « ichor » dans le Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales.
- Kirk, note au vers 416 du chant V, p. 104.
- Homère, Iliade [détail des éditions] [lire en ligne] V, (339–342). Le texte grec est issu de l'édition D. B. Monro et T. W. Allen, Oxford, 1920 [lire en ligne]. La traduction française est celle de Frédéric Mugler pour les éditions Actes Sud, 1995.
- Pierre Chantraine, à l'article βρότος.
- Homère, Iliade [détail des éditions] [lire en ligne], XIII, 322.
- La « race de bronze » d'Hésiode ; Les Travaux et les Jours [détail des éditions] [lire en ligne], 146-148.
- Par exemple les Lestrygons, qui sont anthropophages et explicitement distingués des « mangeurs de pain » ; Odyssée [détail des éditions] [lire en ligne] (X, 100-124).
- Iliade [détail des éditions] [lire en ligne], XXI, 464-466.
- Homère, Odyssée [détail des éditions] [lire en ligne], X, 29-231.
- Notamment Wolf, Humboldt et Leaf ; Bolling, p. 49.
- Bolling, p. 50.
- Et peuvent donc rendre immortel un mortel, comme Bérénice chez Théocrite, Idylles (XV, 106-108) ou Énée chez Ovide, Métamorphoses [détail des éditions] [lire en ligne] (XIV, 606-608).
- « πρὶν καταλῆξαι / τὸ παλαιὸν ἄχος, νέος ἰχώρ. » Eschyle, Agamemnon [détail des éditions] [lire en ligne], 1479-1480.
- F.A. Paley, suivi par Leaf et Liddle-Scott ; Bolling, p. 51.
- Chantraine et le Supplément à l'article ἰχώρ, voir notamment la traduction de Victor-Henry Debidour : « L'ancien abcès n'est pas cicatrisé, déjà suppure une nouvelle plaie… ».
- Bolling, p. 51.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- (en) Jenny Strauss Clay, « Immortal and Ageless Forever », The Classical Journal, vol. 77, no 2 (-), p. 112-117.
- (en) George Melville Bolling, « The Etymology of ΙΧΩΡ », Language, vol. 21, no 2 (avril-), p. 49-54.
- (en) (en) G. S. Kirk (éd.), The Iliad: a Commentary, vol. II : Chants V-VIII, Cambridge, Cambridge University Press, (ISBN 0-521-28172-5), notes aux vers 339-342 et 416 du chant V.